patrimoine

(latin patrimonium)

Basse-Normandie, le Mont Saint-Michel
Basse-Normandie, le Mont Saint-Michel

Ce qui est considéré comme l'héritage commun d'un groupe.

Une nation, voire une civilisation, se définit par un patrimoine linguistique, culturel, historique, dans lequel se réalisent l'enracinement des individus et leur socialisation. Il existe également un patrimoine économique dont le rôle ne saurait être négligé, il est à la base de la capacité productive, donc de la richesse, d'un pays. Le développement du tourisme de masse à l'échelle planétaire a rendu ces biens aussi essentiels à l'économie d'un pays moderne qu'à la qualité de sa mémoire collective.

Le terme de « patrimoine » désigne les biens matériels qu'un individu tient, par héritage, de ses ascendants et qu'il transmet à ses descendants. Par extension, cet héritage peut être commun aux membres d'un groupe social, par exemple une nation. La sensibilité moderne à l'environnement fait qu'on parle aujourd'hui de patrimoine naturel d'un pays ou de la planète tout entière. C'est ainsi, par exemple, que l'O.N.U. a proclamé certains espaces marins, sous-marins, terrestres ou atmosphériques « patrimoine commun de l'humanité ». Ce patrimoine, là encore, est habituellement cité en termes de sauvegarde et de responsabilité dans la transmission aux générations futures (→ Convention pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel).

Aujourd'hui, le terme est de plus en plus souvent utilisé pour nommer les biens culturels, meubles ou immeubles, les « œuvres de l'esprit », par exemple littéraires, musicales ou relevant de la mode, mais aussi les savoir-faire – culinaires, artisanaux…

Un intérêt relatif pour le passé

Le sentiment patrimonial concernant les biens culturels n'est pas un phénomène récent, même si, par le passé, il a souvent pris des formes essentiellement symboliques.

L'histoire est faite de destructions, de réemplois, de déformations, de réhabilitations. Pendant de longs siècles, les monuments antérieurs (quel que fût leur prestige) servaient souvent aux nouvelles générations de carrières de pierres déjà taillées. Il n'est pas rare de rencontrer en Grèce une chapelle byzantine utilisant une antique colonne cannelée en guise de linteau de portail, et l'on trouve bien souvent, dès l'âge classique, des châteaux médiévaux ou des églises qui sont voués sans scrupule à la destruction à seule fin de faire du neuf. Le palais de Tutelle de Bordeaux, grandiose monument romain, est rasé en 1677, sur ordre de Louis XIV, pour agrandir le château Trompette. Le roi Méhémet-Ali ne trouve pas incongru d'envisager, dans les années 1830, la démolition d'une des pyramides de Gizeh, qui pourrait fournir les pierres d'un grand barrage sur le Nil…

L'intérêt pour les témoignages bâtis du passé se manifeste d'abord de façon livresque. On dessinera longtemps la Rome antique, on en fera des gravures et des catalogues, bien avant de songer à sauver les sites, qui sont des lieux de vie comme les autres, comme on le voit si bien dans les représentations qu'en fait par exemple le peintre Hubert Robert, au xviiie s. Une situation de conquête ou de changement politique radical s’accompagne de la destruction des témoignages du passé. Un conquérant impose en effet sa marque en construisant, mais il le fait rarement sans réutiliser le même site, et donc sans d'abord détruire.

La Révolution française détruira beaucoup pour abattre des symboles de la monarchie ou de l'Église, non sans contradiction d'ailleurs, puisque la nationalisation des biens du clergé et de la noblesse posait la question de la réaffectation des bâtiments, plus souvent que celle de leur destruction pure et simple. L'abbaye de Fontevraud devient ainsi une prison d'État. La période révolutionnaire n'est cependant pas sans se soucier de la mémoire collective et nationale, ainsi que du caractère public des collections d'art (création du premier musée du Louvre par la loi du 6 mai 1791, mais ce projet avait été envisagé dès 1750).

Une prise de conscience progressive

Dès le début du xixe s., l’intérêt naissant pour l'archéologie (surtout en Angleterre) et le regain d'intérêt des écrivains pour le Moyen Âge (Walter Scott, évidemment, mais aussi le Chateaubriand du Génie du christianisme ou le Victor Hugo de Notre-Dame de Paris…) préparent les consciences à la curiosité. La question de la sauvegarde des témoignages architecturaux du passé se pose avec une intensité suffisante pour qu'en 1830 le ministre de l’Intérieur François Guizot crée par décret le poste d'inspecteur général des Monuments historiques qui bientôt sera tenu par Prosper Mérimée. Ce dernier sillonne le pays afin de dresser l'Inventaire général des richesses dignes d'être classées ; il est parfois accompagné par l'architecte Eugène Viollet-le-Duc, qui dirige la restauration de nombreux édifices médiévaux. Une première liste de monuments dont le classement est considéré comme urgent est établie en 1840. Elle comprend, par exemple, le pont du Gard et l'abbaye cistercienne de Silvacane. En 1861 commence à paraître l'Inventaire général des richesses d'art de la France, publication qui se poursuivra pendant des décennies. Il faudra attendre 1887 pour que soit promulguée la première loi sur les Monuments historiques, qui met en place un appareil d'État centralisé doté de moyens techniques et juridiques importants.

En 1964, à l'initiative d'André Malraux, une Commission nationale d'inventaire est créée qui, depuis lors, publie canton par canton la description des édifices et des œuvres présentant un intérêt artistique. L'Inventaire systématique s'accompagne de bases de données et de publications scientifiques – tels les Documents et méthodes – ou destinées au grand public – comme les Images du patrimoine.

La direction de l'Architecture et du Patrimoine contrôle aujourd'hui l'ensemble des activités de recensement, d'étude, de protection et de promotion du patrimoine national. Les fouilles et les travaux de conservation relèvent, sur le terrain, des directions régionales des Affaires culturelles, mais peuvent aussi être conduits directement par l'État : ce fut le cas pour le sauvetage du château d'If ou pour le remplacement des vitraux de la cathédrale de Nevers.

Outre l'accueil traditionnel du public dans les monuments appartenant à l'État, des actions de sensibilisation sont menées. Les Journées du patrimoine attirent ainsi, depuis leur création par le ministère de la culture en 1984, une dizaine de millions de visiteurs dans plus de 10 000 monuments ou sites historiques. Afin de parfaire son dispositif, l'État a créé, en 1990, l'École nationale du patrimoine.

La question de l’intervention

Qui dit sauvegarde du patrimoine dit restauration. Or le degré d’intervention dans la restauration suscite de nombreuses difficultés et controverses. Dès le xixe s., les positions extrêmes sont représentées. Ainsi le critique et historien d’art britannique John Ruskin est-il hostile à toute effort de reconstitution. Pour lui, le travail des générations passées est intouchable, et les marques de vieillissement font partie de l'essence même des édifices. On ne peut entretenir les monuments (et Ruskin convient qu'il le faut) qu'à une condition expresse : l'invisibilité de l'intervention. Viollet-le-Duc représente l'extrême opposé. Il ne craint pas, quant à lui, de remonter les tours en ruine et de rebâtir de véritables fac-similés de l'ancien. On lui reproche beaucoup aujourd'hui d'avoir surtout obéi à l'idée, pas toujours rigoureuse, qu'il se faisait des styles passés : sa reconstitution du château de Pierrefonds étant de cet abus l'exemple le plus fameux. Il y a évidemment, entre ces deux extrêmes, une infinité de nuances qui configurent progressivement le « paysage patrimonial » d'une nation.

De nos jours, la tendance est plutôt à obéir à une loi importante, que les archéologues ont inspirée : qu'une intervention sur un site, un monument, une œuvre d'art ne soit pas irréversible, c'est-à-dire qu'elle puisse être effacée si les progrès des connaissances historiques ou techniques l'exigent. Par ailleurs, la tendance est aussi à respecter les stratifications des époques successives inscrites sur les monuments. Enfin, le grand chantier de l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France (créé en 1962) permet d'étendre considérablement le champ des interventions, bien au-delà de l'« élite des monuments » qui préoccupait l'opinion au temps de Mérimée.

L’extension de la notion de patrimoine

Dans les années 1970, la notion de patrimoine s'est passablement élargie, notamment au domaine industriel suivant l’exemple britannique. Sous l'influence des recherches historiques (école des Annales) axées sur la vie quotidienne et sur les documents les plus ordinaires de la vie passée, on a commencé à se préoccuper de la conservation des premiers témoins de l'industrie : forges de Buffon à Montbard, mines de plomb médiévales de Brandes-en-Oisans, fonderies du Creusot… comme de sites, plus récents, en profonde mutation ou menacés de disparition tels que ceux du Nord minier, de la Lorraine sidérurgique, de certaines cités ouvrières… Les premiers classements et inscriptions à l'Inventaire de bâtiments industriels datent, en France, des années 1970. Un certain nombre de friches industrielles sont ainsi réhabilitées.

La destruction des Halles, dues à Baltard, à Paris, a suscité beaucoup de passions contraires. Si ce bel exemple d'architecture fonctionnelle du siècle passé n'a pas été sauvé, le débat lancé a permis la réhabilitation ultérieure de bien des sites autrement promis à la destruction. C'est le cas du musée d'Orsay, dont l'installation dans une ancienne gare de chemin de fer, si prestigieuse soit-elle, aurait sans doute été impensable dix ans plus tôt, et surtout pour y abriter Cézanne et Renoir.

Parallèlement, les arts et traditions populaires, l'artisanat et la vie paysanne sont peu à peu considérés comme des valeurs patrimoniales à part entière. Le mouvement, très populaire et souvent d'initiative locale, des écomusées a permis la recherche et le sauvetage de bien des témoignages de la vie passée qui sans cela seraient définitivement perdus. Les traditions orales, jusques et y compris dans les sociétés industrielles développées, tendent à rejoindre le trésor culturel commun, comme en témoigne l’adoption en 2003 par l’Unesco de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel.

Le patrimoine à l’ère du tourisme de masse

Les sociologues débattent beaucoup de savoir si cette ferveur patrimoniale, cet engouement pour le passé et ses témoignages, manifeste une inquiétude des populations quant à leur avenir, quant à l'instabilité du présent, ou quant à la perte irrémédiable des valeurs passées.

Le patrimoine est devenu une affaire planétaire : le sauvetage des temples d'Abou-Simbel, d'Angkor ou de Barabudur, sous l’égide de l’Unesco et par télévision interposée, provoque les mêmes passions ; plus récemment, la destruction à l’explosif des bouddhas géants de Bamyan (Afghanistan) par les talibans en 2001, après l’échec de la mobilisation internationale, suscite un émoi considérable.

Les voyages culturels se sont multipliés dans des proportions gigantesques. La ville historique devient un monument complet, dont les populations actives sont parfois chassées au profit des touristes. André Malraux fait nettoyer les façades de Paris, et la mise en scène de la ville risque par contrecoup pervers de lui dérober son authenticité contemporaine, reflet de la vie active des populations.

À l'origine, la grotte de Lascaux est sauvée par son classement rapide, et par l'intérêt que lui portent les visiteurs. Vient un moment où ils sont trop nombreux et où leur surnombre représente un nouveau danger pour le site, plus grave que la pure et simple désaffection : la grotte de Lascaux est fermée aux visiteurs. On ne peut aujourd'hui en voir qu'une reconstitution à l'identique, ce qui, compte tenu des moyens techniques actuels, assurant une reproduction scientifiquement garantie, constitue un pis-aller acceptable.

Innovation et conservation du patrimoine

Il y a toujours eu conflit entre les innovateurs et les conservateurs sur cette question du patrimoine. Lorsqu'ils commencent les fondations d'un chantier, les entrepreneurs du bâtiment redoutent parfois la découverte de sites archéologiques, dont l'examen retardera leur planning. À juste titre, les archéologues font valoir les nécessités de la connaissance, et la législation leur vient en aide. De leur côté, les architectes des générations nouvelles revendiquent le droit de bâtir les nouveaux édifices qu'ils veulent créer. Ils ne veulent ni être condamnés au pastiche de l'ancien ni être libres de travailler à la seule condition qu'ils le fassent hors les murs de la cité historique. La conservation du patrimoine peut avoir une action paralysante sur les grands projets d'aménagement urbain que nécessite l'accroissement des populations. Il reste que de tels projets d'aménagement peuvent détruire un tissu urbain complexe où s'est enracinée une culture.

La question du patrimoine nécessite de trouver un équilibre entre les exigences de l'innovation et celles de la mémoire.