Charlemagne

(Charles Ier le Grand, en latin Carolus Magnus)

Karolus Imperator
Karolus Imperator

(742 ou 747-Aix-la-Chapelle 814), roi des Francs (768-814), roi des Lombards (774-814) et empereur d'Occident (800-814).

Roi franc devenu le maître de l'Europe, Charlemagne fonda l'empire d'Occident au sein duquel s'élaborèrent les nations française, allemande et italienne. Figure tutélaire du monde chrétien de l'époque, il fit de son action au service de la foi l'essence même de sa politique.

768

À la mort de leur père Pépin le Bref, le royaume franc est partagé entre Charlemagne et son frère cadet Carloman. Charlemagne seul roi des Francs

À la mort de Carloman (771), Charlemagne se retrouve seul maître du royaume des Francs.

Roi des Lombards

Appelé par le pape en Lombardie, où les Lombards font peser une menace sur les États de l'Église, Charlemagne s'empare de Pise et se proclame lui-même roi des Lombards (774).

Trente-cinq ans de conquête

Il conquiert l'Aquitaine (769) vassalise la Bavière, soumet les Frisons (785), les Avars de Pannonie (796) et les Saxons (804). Ayant échoué dans la conquête de l'Espagne musulmane (Roncevaux, 778), il crée une zone de sécurité au sud des Pyrénées, la marche d'Espagne ; de même, il établit une marche de Bretagne (789-790). Progressivement agrandi, son empire constituera le plus vaste rassemblement que l'Occident ait connu depuis l'Empire romain.

Empereur d'Occident, investi d'une mission divine

Le jour de Noël 800, il est couronné empereur par le pape Léon III à Saint-Pierre. D'Aix-la-Chapelle, où il réside habituellement dès 794, il contrôle l'administration des comtes et des évêques par l'intermédiaire des missi dominici et de l'assemblée annuelle des notables. Chef de l'Église franque, l'empereur préside les conciles, contrôle la nomination et la formation du clergé, condamne les hérésies. Le christianisme est pour lui le lien le plus sûr entre les parties de son empire.

La « renaissance carolingienne »

Liant le développement religieux à la renaissance de la civilisation, Charlemagne s'entoure de brillants intellectuels (Alcuin, Paul Diacre, Théodulf, Angilbert) qui contribuent à relancer le goût pour la culture antique et, dans leurs écrits, à restaurer la langue latine,

Succession de Charlemagne

Affaibli par la maladie et par la mort de ses fils Pépin (810) et Charles le Jeune (811), il transmet la couronne à Louis le Pieux, couronné en 813. Marquée par les luttes entre ses petits-fils, la succession de Charlemagne (qui s'éteint à Aix-la-Chapelle en 814) aboutira à la division du monde franc au traité de Verdun, en 843.

1. De l’héritage franc à la couronne lombarde

1.1. La rivalité avec Carloman

Petit-fils de Charles Martel, Charles (dit Charlemagne) est l’aîné des enfants de Pépin le Bref et de Berte (ou Bertrade de Laon, dite Berte au grand pied). Le 24 septembre 768, il hérite d'une partie du royaume franc de son père (la majeure partie de l'Austrasie et de la Neustrie, ainsi que la partie occidentale de l'Aquitaine), l’autre revenant à son frère cadet, Carloman (faction orientale de l’Aquitaine, Provence, Septimanie, Bourgogne, Alsace, Alémannie et quelques territoires en Austrasie et en Neustrie).

Charles entre rapidement en conflit avec son frère, dont les terres sont enserrées par les siennes. Les tensions s’accroissent lorsque Charles répudie sa première épouse pour se marier avec la princesse Désirée (fille de Didier, roi des Lombards) ; cette politique matrimoniale inquiète en effet Carloman, dont le royaume se trouve désormais dangereusement enclavé entre les possessions de son frère et celles du roi des Lombards.

Parallèlement, et afin de contenter le pape en conflit territorial avec le roi des Lombards, Charles intervient auprès de son beau-père pour qu'il restitue à la papauté les cités et les « patrimonia » contestés. L’échec de la voie diplomatique amène le roi franc à répudier Désirée, et à épouser Hildegarde, issue de la maison ducale alamanne (771). Ces troisièmes noces ne font qu'accentuer le conflit qui l'oppose à son frère, dont le royaume se voit encore plus étroitement encerclé par les possessions de Charles.

La mort de Carloman, le 4 décembre 771, empêche la guerre fratricide d'éclater et permet à l’aîné des deux frères de reconstituer à son profit l'unité du regnum Francorum (le royaume franc). Pour parvenir à un tel résultat, il lui faut écarter du trône les deux fils en bas âge du défunt, qui se réfugient avec leur mère à la cour du roi des Lombards, Didier ; ce dernier s'attache aussitôt à préparer un coup d'État en leur faveur dans le royaume franc, afin d'éviter une intervention de Charles à l'est des Alpes.

1.2. La conquête du royaume lombard

Le pape Adrien Ier (de 772 à 795), refusant de sacrer les fils de Carloman malgré la pression du roi Didier, fait appel à Charles qui, après l’échec de sa tentative de négociation, se résout à intervenir dans la péninsule italienne. Les troupes franques, concentrées à Genève en mai 773, franchissent les Alpes et, très vite, s'emparent de Vérone, où elles capturent Adalgise, le fils du roi des Lombards, ainsi que la veuve et les deux fils de Carloman. En septembre 773, Charles met le siège devant Pavie où s’est retiré Didier. La ville capitule en juin 774, et Didier, arrêté, est envoyé en captivité à Liège.

Charlemagne se proclame lui-même roi des Lombards : les actes officiels lui accordent, à dater du 5 juin 774, le double titre de rex Francorum et Langobardorum (auquel il ajoute, dès le 16 juillet suivant, celui de patricius Romanorum [« patrice des Romains »] , qui lui a été attribué par le pape Étienne II en 754, durant le règne de Pépin). Respectant l'autonomie institutionnelle des Lombards, Charlemagne se contente de nommer quelques comtes francs à la tête des grandes divisions administratives du royaume, et de mettre à leur disposition la garnison de Pavie. À la fin de l’année 775, le duc de Frioul se révolte pourtant, mais sa tentative est rapidement brisée, et l'Italie du Nord définitivement soumise, bien avant que le duché de Bénévent ne soit réduit (786-787) à la condition d'État tributaire.

2. La lente maturation de l’Empire carolingien

En 46 années de règne et en 53 campagnes militaires, Charlemagne va progressivement réunir sous son autorité la majeure partie de l'Europe occidentale et constituer le plus vaste rassemblement territorial que l'Occident ait connu depuis l'Empire romain ; à sa mort, seules la Bretagne, l'Espagne, le Pays basque et les îles Britanniques échappent au contrôle des Francs carolingiens. Pratiquant la christianisation forcée comme instrument d'assimilation, Charles va parachever son œuvre de rassemblement en ressuscitant la notion d'empire d'Occident, perdue depuis l'effondrement de Rome, en 476.

2.1. Une construction territoriale : l’Occident carolingien

La campagne contre les Saxons : une lutte impitoyable

Vis-à-vis de ses voisins, Charlemagne utilise à la fois l'offensive (raids en profondeur, livraison d'otages, versement d'un tribut, établissement d'un protectorat) et la défensive (constitution de marches destinées à couvrir militairement le territoire franc). Tous les ans, au champ de mars ou de mai, les hommes libres, astreints au service militaire, sont convoqués avec leur équipement à une assemblée générale : pendant que l'empereur et ses conseillers font un tour d'horizon de la gestion de l'État, l'armée se prépare ; puis, les objectifs de campagne fixés, la cavalerie franque s'ébranle.

En Germanie, objet de ses préoccupations essentielles, Charlemagne entreprend de soumettre les peuples germaniques restés hors de la mouvance franque. La conquête franque ne peut être menée à bien qu'au terme de trente-deux années d'une lutte inexpiable (772-804) contre les Saxons qui, installés dans une région d'accès difficile, mènent une résistance partisane animée par le chef westphalien Widukind. L'armée carolingienne se révèle ici impuissante, et Charlemagne ne vient à bout de la résistance saxonne qu'en recourant à la terreur : massacre des prisonniers ; ravage systématique du pays, notamment en 784-785 ; déportations massives, comme en 804 ; conversions forcées (telle celle de Widukind, en 785). Dans le même temps, des routes et des fortins sont construits, qui permettent l'implantation de groupes francs.

Soumission de la Frise, de la Bavière et des Avars

À la suite de la soumission des Saxons, les Frisons voisins doivent accepter la tutelle franque. Quant à la Bavière, elle est annexée en 788, ce qui met fin aux continuelles rébellions de son duc, Tassilon, vassal de Charlemagne.

L’unification de la Germanie sous l’égide de Charles met l'Occident carolingien en contact avec les Danois, les Slaves de l'Elbe, les Avars de la plaine hongroise ; ces derniers sont vaincus en 796 et leur organisation politique est détruite. Au nord, l'empereur doit faire face aux premiers raids scandinaves.

La sécurisation de l'empire

Avec l'annexion et la pacification définitive de la Lombardie, de la Bavière, de la Saxe et de la Frise, Charlemagne a pratiquement achevé de constituer territorialement son empire, qui se caractérise par son immensité et par sa continentalité. Une tâche reste à accomplir : mettre l'empire à l'abri des incursions qui menacent sa sécurité tant sur ses frontières terrestres (musulmans d'Espagne, Avars, Slaves et Bretons) que sur ses frontières maritimes (Vikings, également appelés Normands).

La marche d'Espagne

La campagne d’Espagne débute victorieusement par la prise de Pampelune en 778, mais un soulèvement des Saxons oblige Charles à lever précipitamment le siège de Saragosse. Au retour, franchissant les Pyrénées à Roncevaux, son arrière-garde est attaquée et détruite le 15 août 778 par les Basques (habitant le nord de l'Espagne et le sud de la Gascogne, que Charlemagne n'a jamais réussi à soumettre) et par des musulmans.

L'épopée s'est emparée, en le déformant, de cet événement et a magnifié ses protagonistes, le souverain Charles et le chevalier Roland. Les annales nous apprennent qu'Eginhard, le comte du palais, et Roland, préfet des marches de Bretagne, ont été tués dans ce combat (→ la chanson de Roland).

Malgré le désastre de 778, Charlemagne relance campagne et parvient à occuper progressivement tous les territoires compris entre les Pyrénées et l'Èbre. Établis à Gérone en 785, aux Baléares en 799, à Barcelone en 801, à Pampelune en 806, à Tortose enfin en 811, les Francs fondent finalement la marche d'Espagne, administrée par un comte résidant à Barcelone.

La marche avare

Représentant un sérieux danger pour les possessions franques du Frioul et de Bavière, contre lesquelles ses forces multiplient les raids en 788, l'empire asiatique des Avars, implanté en Pannonie, est finalement détruit au terme de trois campagnes menées par Charlemagne et par ses fils (791, 795 et 796). Réduisant les Avars à l'état de peuple vassal doté d'un gouvernement autonome, dont le chef (khaghan) embrasse le christianisme en 805, Charlemagne, grâce à une évangélisation progressive et habile, parvient à assimiler rapidement ce menaçant empire ; il peut désormais couvrir sa frontière par la constitution de la marche avare en Pannonie.

La marche danoise

Avec encore plus de souplesse, Charlemagne entreprend de transformer les pays slaves situés entre l'Elbe et l'Oder en un vaste glacis protecteur de son empire. Très forte aux confins septentrionaux de ce dernier, où les Obodrites collaborent avec lui à la réduction de la puissance saxonne dès 785, en partie en raison de l'institution de la marche danoise, l'influence du roi des Francs s'affaiblit vers le sud. Il faut en effet attendre 808 et 811 pour que les Linons de la région de la Havel renoncent partiellement à leur attitude agressive, 812 pour que les Wilzes du futur Mecklembourg, attaqués dès 782, se soumettent définitivement aux Francs, 806 pour que la Saale soit atteinte en plein pays sorabe (Sorabes), 805 et 806 enfin pour que les Bohêmes, plus méridionaux, soient également contraints à entrer dans la zone d'influence franque.

La marche de Bretagne

Apparemment plus faible parce que plus proche du cœur du regnum Francorum et plus isolée du reste du monde, la Bretagne n'est paradoxalement jamais définitivement soumise, malgré les expéditions punitives menées dans cette contrée par le sénéchal Audulf en 786, par le comte Gui en 799 et par une troisième armée en 811. Aussi faut-il se contenter de renforcer la marche militaire de Bretagne, installée à l'est de la Vilaine dès le début du règne et rattachée sur le seul plan administratif au gouvernement royal des territoires de l'ouest, entre Seine et Loire, constitué en 789 ou 790 au profit de Charles le Jeune, fils aîné couronné de Charlemagne.

En fait, l'insoumission réelle de la Bretagne laisse ouverte une plaie béante au flanc maritime et occidental de l'Empire carolingien, plaie que doivent rapidement élargir les Normands (Vikings), apparus dès la fin de 799 ou le début de 800, et contre lesquels Charlemagne essaie de mettre en place dès 800 des flottilles qu'il base notamment à Boulogne-sur-Mer et à Gand en 810 et avec l'appui desquelles il tente d'imposer au roi des Danois la paix illusoire de 813.

2.2. Une construction politique : l’État carolingien

Bien que les opérations de guerre se soient prolongées pratiquement sans interruption jusqu'à la fin du règne de Charlemagne, la conquête carolingienne est pour l'essentiel achevée dès la fin du viiie siècle, et l'œuvre d'unification religieuse et administrative des territoires occupés, largement entamée.

Les capitulaires

Respectant les particularismes locaux, ainsi qu'en témoigne le souci qu'il manifeste de mettre par écrit les lois nationales des Bavarois, des Saxons et des Frisons, n'hésitant pas, pour satisfaire les plus affirmés d'entre eux, à constituer dès 781 les royaumes d'Aquitaine et d'Italie, dont ses fils Louis et Pépin reçoivent les couronnes, Charlemagne s'efforce en réalité de remédier à l'hétérogénéité des territoires qu'il a conquis. Il y impose partout l'application de sa législation et de ses grandes réformes administratives, économiques et judiciaires, contenues dans des capitulaires (de capitula, articles) élaborés par des assemblées générales (champ de mai, le plus souvent), puis mis en forme par la chancellerie, toujours sous le contrôle de l'empereur, enfin exécutoires sous l'autorité de comtes et d'évêques étroitement soumis au contrôle de missi dominici (« envoyés du seigneur », inspecteurs disposant des pleins pouvoirs pour une mission temporaire qu'ils effectuent à deux, un laïque et un clerc).

Visant essentiellement à unifier les institutions de l'Empire carolingien tout en comportant certaines variantes locales, notamment à l'usage spécial de la Lombardie, les capitulaires de Charlemagne portent sur les domaines les plus divers :
– réorganisation des structures administratives de l'Église carolingienne (Herstal, mars 779) ;
– mise au point des règles destinées à présider à la bonne gestion des domaines impériaux (capitulaire de villis entre 770 et 813) ;
– détermination des modalités de levée des troupes (capitulaires vers 800 et 807) ou de perception des impôts (capitulaire de 805) ;
– décisions d'ordre dogmatique, disciplinaire, judiciaire et économique (capitulaire de Francfort en 794), etc.

Par cette voie institutionnelle se trouve ainsi renforcée l'autorité universelle du souverain, qui assure également plus fermement son emprise sur ses sujets par le biais de la vassalité qu'institue entre eux et lui une pyramide de serments.

2.3. Une construction idéologique : l’Empire

L’idée d’un empire d’Occident

Par ces diverses mesures se trouve donc préparée la fusion en un seul État des différents territoires placés sous l'autorité de Charlemagne. Mais ce n'est pourtant qu'à l'extrême fin du viiie siècle que le terme « empire » apparaît pour désigner cette nouvelle entité politique. Il n'a alors d'autre signification que territoriale et il n'est employé, même par le contemporain Alcuin, que pour désigner une construction politique dépassant le cadre national traditionnel dans lequel ont vécu les Barbares depuis le temps des grandes invasions.

Mais au moment même où l'extension géographique considérable de sa domination fait de Charlemagne un souverain hors pair, le sacre que lui a conféré le pape Étienne II en 754 (en sacrant Pépin le Bref et ses deux fils) revêt son autorité d'un caractère sacerdotal incontestable : rex et sacerdos, c'est-à-dire « roi dans son pouvoir… [et] prêtre dans ses sermons ».

Il est d’autre part patrice des Romains, c'est-à-dire tuteur de la papauté, qui devient de plus en plus son obligée, comme l'ont souligné ses différents séjours à Rome. De fait, Charlemagne apparaît de plus en plus comme le représentant du Christ sur Terre, chef d'une chrétienté dont les limites ont tendance à se confondre avec celles du regnum Francorum du fait de la dilatation géographique de ce dernier. Par là s'ébauche l'idée d'un Imperium christianum, Empire chrétien dont le chef serait le roi des Francs, guide naturel du populus christianus (peuple chrétien). Qualifié d'Auguste, de souverain de la nouvelle Rome en cours d'édification à Aix-la-Chapelle, le monarque, ne se voit jamais attribuer avant 800 le titre d'imperator : « Il n'est pas empereur ; tout au plus en occupe-t-il le rang. »

En fait, Charlemagne ne semble avoir revendiqué à l'origine que l'égalité de titre, de dignité et de pouvoir avec le basileus (le souverain de l’Empire byzantin), auquel il dénie la qualité d'empereur et par conséquent la prétention à la domination universelle.

Mais en lui transférant progressivement les privilèges de l'empereur byzantin, la papauté contribue à porter le roi des Francs à vouloir assumer la dignité impériale. Reçu solennellement à Rome selon les usages de Constantinople, constatant que les actes pontificaux sont désormais datés d'après les années de son règne (et non plus d'après celles du basileus), voyant ses images orner les églises, les prêtres prononcer des prières publiques en son honneur et le pape Léon III lui adresser le procès-verbal de son élection ainsi que le vexillum Romanae urbis qui lui reconnaissait en 795 la souveraineté sur Rome, Charlemagne pouvait être naturellement tenté de mettre les faits en accord avec le droit.

Le processus de restauration de l'empire d’Occident débute en 798 : une émeute éclate à Rome contre le pape Léon III, dont la moralité est suspectée. Ce dernier rencontre Charlemagne à Paderborn, et les deux hommes retiennent le principe d'une intervention du Carolingien dans la péninsule italienne.

Le couronnement impérial (25 décembre 800)

L'occasion de franchir le pas est donnée par le quatrième séjour de Charlemagne à Rome, à la fin de l'an 800. Contraint finalement de prêter un serment purgatoire devant une assemblée d'ecclésiastiques et de laïcs, réunie sous la présidence du roi des Francs le 23 décembre 800 – le jour même où ce dernier reçoit une délégation du patriarcat de Jérusalem venue lui apporter une bannière et les clefs du Saint-Sépulcre –, Léon III n'a plus qu'à couronner le souverain le 25 décembre 800. « Adoré » aussitôt par le pape selon le cérémonial aulique adopté au temps de l'empereur Dioclétien, le roi des Francs voit reconnue la qualité impériale de son pouvoir dans l'ancienne métropole de l'Empire romain.

Empereur de quoi ?

Reste à savoir quelle signification il faut accorder à ce titre impérial de Charles. Fait-il de lui l'unique dépositaire de l'Empire romain, dont les deux partes (Occident et Orient) auraient pu être réunies sous sa seule autorité, ou ce titre n'a-t-il d'autre avantage que de le placer sur un pied de stricte égalité avec le basileus ? Si le projet de mariage avec l'impératrice Irène (qui vient de renverser son fils Constantin VI), rapporté par un seul historien byzantin, Théophane, paraît donner du poids à la première de ces thèses, et si le titre impérial de Charlemagne s'est bien inséré dans la tradition romaine, il semble que, très rapidement, le souverain ait conçu ce dernier comme enserrant dans un cadre nouveau et prestigieux son autorité limitée à l'Occident.

L’Empire franc et chrétien

Charlemagne passe en effet très rapidement à la notion d'« empire franc et chrétien ». Celle-ci lui permet tout à la fois de faire reconnaître sa nouvelle dignité en 812 par le basileus Michel Ier Rangabé, de décider de sa succession en conformité avec la tradition franque de partage territorial entre les fils du testataire (Ordinatio imperii de 806), d'associer ensuite à son pouvoir impérial le dernier survivant d'entre eux, Louis Ier, en tant que consors regni, en 813, enfin de faciliter la naissance d'un ordre politico-religieux répondant aux conceptions « alcuiennes » de l'augustinisme politique.

L'empereur investi d'une mission divine

Préoccupé au premier chef de faire de la cité terrestre le reflet le plus fidèle possible d'une cité céleste définie par saint Augustin (mais mal comprise par les penseurs carolingiens), Charlemagne se trouve naturellement amené, non pas à subordonner le temporel au spirituel, mais à les confondre et, par suite, à donner la priorité à son action religieuse, qui finit par être pour lui l'action politique par excellence. Aussi Charlemagne s'estime-t-il en droit de surveiller la formation du clergé, de conseiller ses évêques dans l'accomplissement de leurs devoirs pastoraux et même de présider les conciles. À cet égard, son action consiste d'abord à assurer la défense de la pureté du dogme, et donc à veiller à la condamnation des hérésies, ce qui l'amène à jouer un rôle décisif au concile de Francfort de 794, qui condamne aussi bien l'iconoclasme et l'iconophilie que l'adoptianisme.

Mais l'action conciliaire du souverain consiste aussi à imposer le respect de la discipline ecclésiastique tant au clergé séculier qu'au clergé régulier (concile d'Aix-la-Chapelle, qu'il préside en 802). Charlemagne veille à la formation des clercs, contraint les évêques à assurer des fonctions publiques, tant à la cour (archichapelain) qu'en province (missi dominici), et impose en fait au clergé la nomination à l'épiscopat de clercs fidèles, la plupart du temps issus de son palais, tandis que la dignité d'abbé, source de riches prébendes, se trouve par sa volonté réservée très souvent à des laïcs fidèles. Évêque de Rome et chef de l'Église chrétienne, dont l'opposition au régime ecclésiastique carolingien serait fatale pour le succès de ce dernier, le pape se voit réduit, comme les autres religieux, au rang de collaborateur fidèle du souverain. Cette attitude explique par avance les longues luttes qui vont opposer, au cours du Moyen Âge, la papauté à l'Empire.

2.4. Une construction intellectuelle : la « renaissance carolingienne »

Pour disposer d'administrateurs compétents, Charlemagne favorise un renouveau des études et crée l'école du palais, que dirige l’ecclésiastique anglo-saxon Alcuin. Concile après concile, il réussit à imposer une réforme religieuse : réforme liturgique, réforme de la discipline dans les abbayes et les chapitres cathédraux. Seul un clergé instruit peut permettre le succès de ces réformes ; d'où les mesures « pédagogiques » prises à l'instigation de Charlemagne et de ses conseillers : création d'écoles près des églises cathédrales et des monastères ; réforme de l'écriture, avec l'adoption de la minuscule caroline (une écriture simple, régulière et lisible).

D'une manière générale, l'empereur encourage un véritable élan vers la culture – facilité par l'ouverture de l'empire sur des régions où la culture antique s'est conservée (Italie, Espagne, Angleterre, Irlande) –, ce qui permet, sous son règne et sous celui de son fils Louis le Pieux, l'éclosion d'une brève mais brillante « renaissance carolingienne » dans le domaine des arts et des lettres (et qui assure notamment la survie de nombreux manuscrits latins) : l'Anglo-Saxon Alcuin, le Lombard Paul Diacre, le Wisigoth Théodulf, le Franc Angilbert contribuent à relancer le goût pour la culture antique et, dans leurs écrits, à restaurer la langue latine.

La volonté d'imiter l'Antiquité marque également la renaissance artistique : le décor architectural et la sculpture sont calqués sur l'art romain. Mais on note aussi une ouverture aux influences extérieures, irlandaises dans les manuscrits à peintures, byzantines dans le décor à mosaïques. L'architecture connaît un brillant essor : les constructions religieuses obéissent aux besoins de la piété populaire (grandes églises, cryptes et déambulatoires pour abriter les reliques, dont le culte se répand) ou aristocratique (Germigny, chapelle de campagne de Théodulf, chapelle palatine d'Aix, conçue pour le service divin du palais). La construction des palais d'Aix et d'Ingelheim témoigne du renouveau de l'architecture civile.

Mais l'état arriéré de l'économie, la faiblesse des échanges, l'insuffisance des cadres administratifs et les invasions normandes provoquent la dislocation rapide d'une construction politique aussi impressionnante qu'éphémère, que l'empereur a d'ailleurs songé à partager entre ses trois fils, avant de couronner Louis le Pieux comme son héritier en 813.

3. Le bilan du règne

Généralement d'accord pour reconnaître l'exceptionnelle puissance dont a été détenteur Charlemagne, les historiens divergent lors du bilan. À quelques nuances près, trois thèses s'opposent alors.

Pour les défenseurs de la première, l'actif du règne l'emporte sans aucun doute sur le passif. Tel a été assurément l'avis des souverains du Moyen Âge, car, qu'ils soient « Français » ou « Allemands », ils ont tous tenu à se rattacher par le sang à la personne de Charlemagne, dans lequel ils ont vu le lointain et prestigieux fondateur du Saint Empire romain germanique et dont l'un d'eux, Frédéric Barberousse, a entendu magnifier la mémoire en obtenant de l'antipape Pascal sa canonisation, célébrée à Aix-la-Chapelle le 29 décembre 1165. Tel est également l'avis de l'historien Joseph Calmette, qui remarque que l'empire fondé par le roi des Francs a été non seulement le creuset de l'Europe féodale au sein de laquelle se sont élaborées les nations française, allemande et italienne, mais aussi que ses limites, fixées au ixe siècle et parfois effacées au rythme des pulsations de l'histoire, reparaissent aujourd'hui pour marquer la claire ligne de démarcation séparant l'Occident de l'Orient.

Moins enthousiastes et peut-être plus prudents, Ferdinand Lot et Louis Halphen reconnaissent l'efficacité du gouvernement impérial, mais dénient à son auteur le génie politique de l'homme qui prévoit les événements : Charlemagne leur apparaît au contraire comme s'étant laissé très souvent porter par les événements, faute d'esprit de système.

Beaucoup plus pessimistes, François L. Ganshof et surtout Heinrich Fichtenau pensent que le règne de Charlemagne s'est conclu par un échec au terme d'une crise, dont ce dernier situe le début vers 806 et dont il énumère avec soin tous les aspects :
crise économique, dont la mauvaise récolte et la famine de 806 constituent les signes annonciateurs, et dont la peste facilite l'extension en 808 ;
crise militaire, provoquée en partie par les incursions incontrôlables des Normands, marquée par des refus de servir dès 808, puis par des désertions à la fin du règne et se traduisant finalement par la conclusion de nombreux accords de paix avec l’Empire byzantin en 812, avec les Danois en 813 et même avec l'émir de Cordoue ;
crise politique et par suite crise religieuse, due à la médiocrité et aux prévarications d'un trop grand nombre d'administrateurs laïques et religieux ;
crise dynastique, enfin, due à la maladie qui affaiblit Charlemagne dès le début de 810 et à la mort de ses fils Pépin en 810 et Charles le Jeune en 811, décès qui semblent marquer le retrait de la faveur de Dieu et nécessiter par contrecoup le recours à des remèdes spirituels (jeûnes de trois jours décrétés en 807 et en 810 ; mémorandum de 810 invitant abbés et évêques à rechercher leurs erreurs et à y renoncer ; décrets du synode de Chalon-sur-Saône faisant des péchés commis en pensée un objet de confession).

Aussi peut-on expliquer que l'Empire carolingien soit entré en décomposition dès le règne de Louis le Pieux, auquel son père vieillissant a pourtant dévolu la couronne dès septembre 813 de façon à en faciliter la transmission.

Sans doute ne peut-on nier que le règne de Charlemagne se soit soldé par un échec dans la mesure où ce souverain a projeté de fonder un empire chrétien et unitaire sur des institutions stables et nouvelles ; en fait inadaptées aux structures économiques et sociales du temps, celles-ci n'ont pu fonctionner que grâce à la puissante personnalité de Charlemagne et à la pratique de l'itinérance gouvernementale, à laquelle la vieillesse le contraint de renoncer en 808.

Mais si la construction politique définie par le restaurateur de l'Empire en Occident s'est trouvée condamnée parce qu'elle était prématurée, il n'est pas possible pour autant d'oublier qu'en dessinant les cadres territoriaux de l'Occident, qu'en contribuant à son premier épanouissement culturel en matière religieuse, intellectuelle et artistique (quelles que soient les réserves que l'on puisse faire sur la notion de « renaissance » carolingienne), Charlemagne a ouvert les portes de l'avenir. Et pour cela seul il mérite l'épithète de (Magnus) « le Grand ».

4. Portrait de Charlemagne

4.1. Les sources

Trop souvent déformées par le mythe et la légende de l'empereur à la barbe fleurie, la personne physique et la personnalité morale de Charlemagne peuvent néanmoins être saisies à travers l'œuvre écrite des historiens du ixe siècle, à condition de n'utiliser qu'avec précaution leurs témoignages.

Le plus précieux de ces derniers est sans doute celui d'Eginhard (vers 770-840), dont la Vie de Charlemagne s'inspire parfois trop étroitement de la Vie des douze Césars de Suétone ; indirect, car datant de 884, celui du moine de Saint-Gall Notker le Bègue (vers 840-912) a paru plus sujet à caution, mais ne semble pas devoir être aujourd'hui totalement écarté en raison du caractère de véracité qui marque le récit (Gesta Caroli Magni).

4.2. L’homme Charlemagne

L'exactitude des dires d'Eginhard a d'ailleurs pu être vérifiée en ce qui concerne le physique de l'empereur, lorsque l'ouverture de son tombeau a permis de mesurer la taille de son squelette, dont les 1,92 m correspondent exactement aux sept pieds indiqués par l'auteur de la Vie de Charlemagne. De larges épaules, un visage rond accentuaient le caractère équilibré de la stature du souverain, dont se dégageait une impression de puissance et de majesté, que renforçait une santé à toute épreuve lui permettant de supporter de pénibles et incessants déplacements d'une frontière à l'autre et que n'altéraient pas quelques défauts physiques ou moraux : nuque épaisse et courte, ventre proéminent, voix trop aiguë et parole volubile, sautes d'humeur imprévisibles et accès de colère subits.

Tenace dans ses entreprises, ferme sinon cruel dans les moyens utilisés pour parvenir à ses fins (massacre de Verden en 782) mais optimiste quant aux résultats, Charlemagne nous apparaît comme très marqué par ses origines franques, bien qu'il se soit donné une culture latine (il s'exprimait en latin littéraire et sans doute aussi en latin vulgaire). Charlemagne aimait la guerre, la chasse et les banquets tumultueux rehaussés de divertissements donnés par les ménestrels, les jongleurs et les fous, pratiquant une itinérance gouvernementale de palais en palais qui n’a cessé pas après son installation à Aix-la-Chapelle en 794.

4.3. Charlemagne a-t-il inventé l'école ?

Au xe siècle, les Histoires de Charlemagne élaborées au monastère de Saint-Gall ont popularisé l'image d'un monarque inspectant les écoles, morigénant les jeunes nobles paresseux et félicitant les élèves méritants de condition modeste. En fait, il existait des écoles rurales depuis le début du Moyen Âge. Ce que fit Charlemagne fut de les généraliser en décidant d'en créer dans tous les évêchés et dans les monastères (789). Son but était de former un clergé sachant lire la Bible et chanter la messe. Dans son palais même, la schola rassemblait les scribes et les chantres, apprenant leur métier.

L'empereur lui-même, si l'on en croit son biographe Eginhard, ne savait ni lire ni écrire, mais il apprit le latin, qu'il parlait couramment. Connaissant aussi le grec, l'hébreu, le syriaque et l'esclavon (l'ancien serbo-croate), il n'eut jamais besoin d'interprète pour comprendre les ambassadeurs qui s'exprimaient dans ces langues.

4.4. Charlemagne et ses proches

Charlemagne est resté fidèle dans sa vie familiale aux traditions ancestrales. Contractant de nombreux mariages selon la coutume germanique, il a tour à tour épousé la Franque Himiltrude, la Lombarde Désirée en 770, puis l'Alamanne Hildegarde en 771, Fastrade en 783 et enfin l'Alamanne Liutgarde en 796 ; après la disparition de la dernière de ses femmes légitimes en 800, il s’est lié encore avec une jeune Saxonne, Gersninde, ainsi qu'avec trois autres jeunes filles, Régine, Adallinde et Madelgarde, concubines non issues de la noblesse, au contraire de ses Friedelehen, dont les enfants nés de lui pouvaient être aptes à lui succéder.

À l'égard de ses descendants, son attitude a également été dictée par la tradition familiale. Écartant ses fils de sa vie quotidienne pour mieux assurer leur formation politique et administrative, il a en revanche contraint, par contre, ses filles et petites-filles à lui tenir perpétuellement compagnie, préférant tolérer leur inconduite plutôt que de supporter leur absence. Mais, négligeant totalement leur sort futur, il n’a pris aucune disposition en leur faveur tant dans l'Ordinatio imperii (« Ordonnancement de l'Empire »)de 806 que dans son testament de 811 ; le premier de ces textes prévoyait le partage de ses royaumes selon l'antique coutume barbare au lieu d'en proclamer l'indivisibilité au nom de l'intérêt de la res publica.

4.5. La foi de Charlemagne

En fait, cet intérêt pour la res publica ne semble lui avoir été accessible qu'à travers la notion de chrétienté, à la défense de laquelle l'attachait une foi profonde, encore que celle-ci ait revêtu des formes qui en soulignaient les attaches païennes et le caractère parfois superficiel visant à assurer avant tout le salut de son âme : croyance aux reliques, qu'il a collectionnées en grand nombre dans son trésor ; pratique de la divination astronomique, en partie christianisée et justifiée par la crainte religieuse qu'une erreur dans le calcul des dates des fêtes mobiles ne puisse engendrer un malheur pour son régime ; multiplication des pèlerinages sur les tombeaux de grands saints, ou à Rome ; célébration ponctuelle et multiquotidienne des offices ; distribution de riches offrandes aux pauvres, aux églises et à Rome.

Très contrastée, la personnalité de Charlemagne apparaît finalement comme exceptionnellement forte et, par suite, comme l'un des éléments explicatifs fondamentaux de l'édification si rapide de l'Empire carolingien et de sa dilatation à l'ensemble de l'Occident.

4.6. Charlemagne dans la littérature

Charlemagne, dont le personnage fut vite légendaire (poèmes d'Alcuin, Vie de Charlemagne d'Eginhard), devint dès le xiie siècle un héros privilégié des chansons de geste françaises.

Défenseur de la foi et garant de la justice (de la Chanson de Roland au Couronnement de Louis), il incarne l'image du Père qui domine à la fois l'imagination sociale, politique et religieuse (mais qui est parfois soupçonné d'inceste avec sa sœur Gisèle, d'où la naissance de Roland).

Charlemagne verra cependant son image s'altérer rapidement avec l'affadissement de l'idéal religieux et la contestation féodale du pouvoir monarchique : le monarque désinvolte du Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem (xiie siècle) finira en vieillard grincheux (le Roland amoureux de Boiardo ; le Roland furieux, de l'Arioste) et burlesque (Morgant, de Pulci, 1481)

Pour en savoir plus, voir l'article Carolingiens.