Homère

Antoine Félix Boisselier le Jeune, Homère racontant
Antoine Félix Boisselier le Jeune, Homère racontant

Poète épique grec (viiie s. avant J.-C. ?).

Homère – que la tradition représentait comme un aède (« chanteur », poète) aveugle qui parcourait le monde méditerranéen en déclamant ses vers – est le plus ancien des écrivains grecs dont l'œuvre nous soit parvenue. On le considère comme l'auteur de l'Iliade et l'Odyssée, poèmes fondateurs de la littérature grecque antique. Son existence fut entourée de légendes dès le vie siècle avant J.-C.

Une vie méconnue

La vie d'Homère nous échappe presque totalement. Bien que sept villes se soient disputé l'honneur de lui avoir donné le jour, il était sans doute né à Smyrne (aujourd'hui à Izmir, en Turquie), vécut à Chio et mourut à Ios, l'une des îles des Cyclades. On le disait aveugle, mais ce détail est probablement légendaire. À quelle époque a-t-il vécu ? « Homère n'a vécu que quatre cents ans avant moi », écrit Hérodote (Histoires, II, 53), c'est-à-dire vers 850 avant J.-C., date dont rien n'infirme l'exactitude.

Des épopées illustres

La tradition attribue à Homère deux poèmes, l'Iliade et l'Odyssée. Dès le viie siècle avant J.-C. se forment des groupes d'« homérides », qui se déclarent descendants du poète et récitent ses vers. L'œuvre est très vite connue de tout le monde grec, sans que l'on sache rien des détails de sa transmission et de sa transcription.

Divisés chacun en vingt-quatre chants, appelés rhapsodies (œuvres d'un rhapsode, sorte de barde itinérant) par les Anciens, l'Iliade et l'Odyssée constituent le plus vaste ensemble de la littérature grecque : un peu moins de 16 000 vers pour l'Iliade, un peu plus de 12 000 pour l'Odyssée.

Deux œuvres dissemblables

L'un et l'autre poèmes sont radicalement dissemblables dans leur conception. Alors que l'Iliade est née tout entière d'une situation morale (la colère d'Achille lors de la guerre de Troie) – c'est-à-dire de la passion de son héros –, les événements dans l'Odyssée ne procèdent pas d'une nécessité intime. Au cours de ses aventures, Ulysse subit sa destinée. Il ne la commande pas. Tout lui est imposé et en dépit de son adresse, il ne semble pas pouvoir gouverner à sa guise l'ordre des choses.L'Iliade est plus dramatique que l'Odyssée, où « parfois, le bon Homère sommeille », comme l'écrivit le poète latin Horace, la narration y tenant souvent plus de place que l'action.

D'autre part, si, dans l'Iliade, quel que soit le nombre des épisodes, la trame du récit paraît remarquablement nette, serrée dans l'espace de quelques jours, les événements, dans l'Odyssée, s'étalent sur une durée six fois supérieure, sans compter la période de quelque dix ans au cours de laquelle s'écoulent les aventures d'Ulysse. À l'unité de temps de l'Iliade correspond l'unité de lieu : tout se passe dans un camp, sous les remparts de Troie. Au contraire, l'Odyssée offre plusieurs théâtres à l'action (la mer, les îles, la campagne, le palais d'Ulysse).

L'Iliade est un livre d'ascèse, l'Odyssée un livre de fuite et d'apaisement. Les hommes de notre époque retrouvent dans l'Iliade leurs préoccupations comme leurs inquiétudes : la mort violente, la guerre, la captivité, la lutte pour la vie font partie des réalités quotidiennes. L'Odyssée apporte la détente, le plaisir du jeu et laisse surgir des zones de la conscience humaine situées hors du temps. L'un et l'autre livres, si différents et pourtant si proches, sont les admirables témoignages d'une civilisation qui, malgré plus de vingt-cinq siècles, ne se sépare guère de la nôtre.

1. L'Iliade

1.1. Résumé de l'action

Elle se déroule au long de vingt-quatre chants, qui sont autant d'épisodes de l'épopée dont le héros central est Achille.

– La colère d'Achille : au cours du siège de la ville de Troie, Achille, outragé par Agamemnon, abandonne les Achéens que ce dernier commande contre les Troyens. Pour venger le héros, Zeus promet à Thétis, la mère d'Achille, de retirer son appui à ces derniers (chant premier).

– Zeus envoie un songe trompeur à Agamemnon pour le pousser au combat. Démoralisation de l'armée grecque. Catalogue des vaisseaux (II).

– Combat singulier entre Ménélas et Pâris, qui est sauvé par Aphrodite, et apparition d'Hélène sur les remparts troyens (III).

– Revue des troupes par Agamemnon et reprise des hostilités (IV).

– Exploits de Diomède, qui tue Pandaros, blesse Énée, puis Aphrodite et Arès (V).

– L'armée troyenne plie. Entrevue d'Hector et d'Andromaque (VI).

– Duel d'Hector et d'Ajax. Trêve entre les deux armées et ensevelissement des morts (VII).

– Défaite des Achéens, à qui Zeus annonce des maux plus grands encore (VIII).

– Les chefs grecs envoyés en ambassade auprès d'Achille font appel au héros, qui refuse de prêter son concours (IX).

– Expédition nocturne de Diomède et d'Ulysse dans le camp troyen. Mort du Troyen Dolon (X).

– Exploits d'Agamemnon (XI).

– Assaut du rempart achéen défendu par Ajax (XII).

– Bataille pour les vaisseaux (XIII).

– Le sommeil de Zeus, qu'Héra endort pour sauver les Achéens, arrête une offensive victorieuse d'Hector (XIV).

– Hector se prépare à incendier les vaisseaux achéens. Patrocle va implorer l'assistance d'Achille (XV).

– Achille prête ses armes à Patrocle, qui s'avance trop loin et est tué par Hector (XVI).

– Combat pour le corps de Patrocle (XVII).

– Désespoir d'Achille. Héphaïstos forge de nouvelles armes au héros. Description du bouclier (XVIII).

– Achille accepte de reprendre le combat et se réconcilie avec Agamemnon. Prédiction du cheval Xanthos, qui annonce à Achille son trépas prochain (XIX).

– Zeus laisse aux dieux la liberté de favoriser les Achéens ou les Troyens. Exploits d'Achille (XX).

– Fuite des Troyens et combat d'Achille avec le fleuve Scamandre (XXI).

– La mort d'Hector (XXII).

– Jeux funèbres en l'honneur de Patrocle (XXIII).

– Priam vient réclamer à Achille la dépouille d'Hector et l'obtient (XXIV).

1.2. Analyse de l'Iliade

Un tableau de l'humanité

Livre haletant dans lequel s'expriment les grandes idées-forces de la mort, de l'amour, de la guerre, l'Iliade emporte le lecteur dans ses remous. La première œuvre littéraire grecque est aussi la plus forte qui soit. Elle n'est pas un livre de bonheur et de paix, qui donnerait l'image rassurante d'un univers bien clos. L'être se débat dans un monde où se déchaînent toutes les pulsions de l'instinct, les plus nobles comme les plus humbles. Les cris et les gémissements alternent avec les chants de tendresse. Les armes qui s'entrechoquent, le sang versé, les exploits des héros ou la peur qui s'empare du corps tout entier rejoignent dans une même ampleur les élans de cœurs qui aiment, le sourire de l'enfant, les gestes ébauchés, les phrases à demi prononcées.

Éros et Thanatos prêtent leur souffle à ce long poème où s'installent des liens qu'on ne peut dénouer entre les mouvements issus de l'inconscient – ceux de la haine comme de l'amour, de la brutalité comme de la délicatesse, ceux du désir de tuer comme ceux du désir d'aimer – et les nécessités élémentaires de la vie, la soif, la faim, le sommeil et le goût de la dépense physique.

Voilà, saisie sur le vif, l'humanité, avec ses rayons et ses ombres, ses contradictions, ses interrogations, l'humanité peinte à l'heure la plus tragique, celle de la guerre, toile de fond, décor de flammes et de sang devant lesquels des acteurs, qui sont d'autres nous-mêmes, jouent le jeu de la vie.

La guerre, un état permanent

L'Iliade, livre de guerre ? Le dieu Arès est au premier plan. Ce n'est pas un des minces mérites du poète que d'avoir immédiatement compris que la quiétude est chose rare, et que, au contraire, le combat est quotidien. Cette guerre de Troie est moins le conflit de deux civilisations, que la traduction d'un état permanent, la guerre de chaque jour, le plus souvent sournoise, parfois éclatante, celle qu'à toute heure pratiquent les hommes. Homère ne choisit pas une situation extraordinaire, inhabituelle, mais plutôt, par le biais symbolique du combat grec et troyen, il met en évidence un état de fait : l'affrontement perpétuel de l'homme contre l'homme.

En fait, le poète prête à la guerre une certaine perfection. C'est-à-dire qu'elle se fait sans haine, au niveau des grandes âmes. Elle est justifiable des deux côtés : les uns vengent l'honneur de Ménélas, les autres défendent leur sol natal. Nulle bassesse, mais un jeu sacré où chacun respecte les lois, l'idéal qu'il porte en lui-même. Nous sommes en présence d'âmes nobles, qui ne savent ni ramper ni tricher. Cette conception du fléau est peut-être illusoire, du moins est-elle l'expression de la volonté d'Homère de montrer que l'homme est d'essence supérieure, quels que soient ses instincts.

Achille, le héros par excellence

Le héros de l'Iliade est Achille. Parmi tant de personnages, dont certains n'existent qu'un instant, intensément sa figure se détache. Dans les chants même du poème où elle est absente, son ombre plane, obsède le lecteur. Achille, chez Homère, c'est l'exaltation de la vigueur physique, de la force des bras qui portent les armes, mais c'est aussi le courage, la droiture, l'énergie, associés à tous les mouvements de l'âme, ceux de la colère, ceux de la douleur comme ceux qui naissent de la pitié et de la piété.

Demi-dieu par sa mère Thétis, faisant partie, comme l'a écrit Charles Péguy, de ceux qui « retirent de leur demi-sang cette profondeur, cette gravité, cette connaissance du destin, cette usagère expérience du sort », il s'élève à une hauteur qui le distingue entre tous. Il aime son ami Patrocle de l'amour le plus pur. La mort de ce dernier est pour lui la perte d'un autre lui-même, sa mort à travers l'autre, car elle l'enferme dans la solitude la plus tragique, la plus absurde, celle de ne plus aimer ni d'être aimé. Leur entente, leur complicité merveilleuse aboutissaient à faire de l'un et l'autre deux êtres assoiffés d'absolu.

En fait, Homère ne peut dégrader l'image de son héros en la rejetant dans l'humanité moyenne. Achille va être l'homme capable de se dominer, non seulement en oubliant ses rancunes, mais en faisant taire sa souffrance. Sa tentation était de mettre Troie à feu et à sang, d'abandonner Priam à son chagrin pour ne penser qu'au sien propre : sa plus belle victoire, la victoire de l'être qui se dépasse, est de permettre au vieux roi troyen de reprendre le corps de son fils Hector. L'Iliade peut désormais finir : le farouche, l'inflexible Achille, lui aussi attendu par la mort, une mort librement consentie, annoncée par Thétis et par Hector expirant, s'acheminera purifié vers son destin.

Des dieux et des hommes

Au-dessus de la mêlée, le poète ne prend pas parti : Homère n'est pas plus du côté des Grecs que du côté des Troyens. D'ailleurs, Achéens et Troyens se ressemblent. Chez les uns et les autres, on trouve le même nombre de héros, et de la même qualité. Peut-être la vision du camp troyen est-elle plus apaisée, plus humaine. Les Grecs ont plus de violence. Mais au total les deux adversaires ont en partage d'identiques grandeurs et d'identiques faiblesses.

Au-dessus de la mêlée, aussi, il y a les dieux, bien qu'ils participent à l'action. Ils ont beau favoriser l'un et l'autre camp, se battre, voire être blessés, ils ne font pas partie du monde des combattants. Ce qui leur manque, c'est la possibilité de mourir, d'être « exposés », et, en un sens, de se parfaire. « Les dieux manquent de ce couronnement qu'est la mort, écrit encore Péguy. Et de cette consécration. » Ils ne risquent rien. Et c'est là leur limite, s'il est vrai que l'immortalité empêche bien des dépassements.

Telle est l'Iliade : un poème à la gloire de l'homme, non pas l'homme figé dans la tranquillité, dans la paresse des jours heureux, mais un être inséré dans des réalités qui sont celles de la mort et de l'amour. Nés pour mourir, ces héros qui s'appellent Hector, Patrocle, Achille acceptent leur lot et trouvent dans leur destin même l'ultime perfection. Ils ont eu le temps de vivre, le temps d'aimer et de faire la guerre. Ils ont également appris le renoncement.

2. L'Odyssée

2.1. Résumé de l'action

On peut distinguer trois parties dans ce long poème de vingt-quatre chants, dont le principal héros est Ulysse.

La Télémachie

– Les dieux décident le retour d'Ulysse retenu par la nymphe Calypso, qui avait recueilli le héros naufragé. À Ithaque, Athéna exhorte le fils d'Ulysse Télémaque à agir contre les prétendants de sa mère Pénélope (chant premier).

– Assemblée à Ithaque et départ de Télémaque (II).

– Arrivée de Télémaque à Pylos, où il est accueilli par Nestor, qui ne peut le renseigner sur le sort de son père (III).

– À Sparte, Ménélas raconte ce qu'il sait d'Ulysse à Télémaque, cependant qu'à Ithaque les prétendants dressent une embuscade contre ce dernier (IV).

Les récits d'Ulysse

– Obéissant aux dieux, Calypso laisse partir Ulysse sur un radeau. Il fait naufrage en vue de l'île des Phéaciens (V).

– Nausicaa, fille du roi Alcinoos, l'y découvre et le guide vers la ville des Phéaciens (VI).

– Reçu au palais d'Alcinoos, Ulysse raconte son naufrage (VII).

– Festin et jeux en l'honneur du héros, qu'Alcinoos presse de narrer ses aventures (VIII).

– Ulysse dit son départ de Troie, sa lutte contre les Kikones, ses aventures au pays des Lotophages, puis chez le Cyclope (IX).

– Il poursuit son récit : son séjour dans l'île d'Éole, son arrivée chez les Lestrygons, puis chez la magicienne Circé (X).

– Le héros conte son arrivée au pays des morts (XI).

– Ulysse termine son récit par son retour dans l'île de Circé, son passage devant les îles des Sirènes, puis entre le tourbillon Charybde et le monstre marin Scylla, le massacre des bœufs du Soleil, son arrivée chez Calypso, qui le recueille (XII).

La vengeance d'Ulysse

– Le héros, reconduit par un vaisseau phéacien, aborde à Ithaque (XIII).

– Habillé en mendiant, il arrive chez le porcher Eumée, qui lui offre l'hospitalité (XIV).

– Télémaque retourne à Ithaque. Il se rend chez Eumée (XV).

– Ulysse et Télémaque se reconnaissent. Ils arrêtent des plans contre les prétendants (XVI).

– Ulysse gagne le palais avec Eumée et n'est reconnu que par son chien Argos (XVII).

– Le héros est insulté par le mendiant Iros et subit les outrages des prétendants (XVIII).

– Entretien d'Ulysse et de Pénélope, qui ignore qui il est. Le héros est reconnu par sa nourrice Euryclée (XIX).

– Festin des prétendants qui pressent Pénélope de choisir l'un d'eux comme époux (XX).

– Les prétendants essaient en vain de tendre l'arc d'Ulysse, Pénélope ayant promis d'épouser celui qui serait le vainqueur au tir. Ulysse, malgré les menaces, prend part au concours et le gagne (XXI).

– Aidé de Télémaque, il se fait reconnaître et massacre les prétendants (XXII).

– Reconnaissance d'Ulysse et de Pénélope (XXIII).

– Le héros se rend chez son vieux père Laërte qui retrouve ses forces d'autrefois. Les vassaux des prétendants se révoltent, mais la paix est rétablie grâce à Athéna (XXIV).

2.2. Analyse de l'Odyssée

Du romanesque et de l'évasion

Dans l'Iliade, la tension perpétuelle des héros, en quête de dépassement dans un univers de carnage où s'entrecroisent les chants de l'amour et de la mort, ne laisse pas de répit. Et, en ce sens, la lecture de l'Iliade n'est pas facile. l'Odyssée entraîne vers d'autres frontières, d'apparence plus aisées à franchir.

L'œuvre est bien plus accessible. Elle satisfait spontanément notre besoin de romanesque et d'aventures, un certain goût pour le mystère et le dépaysement. Le lecteur s'évade dans le temps comme dans l'espace, en suivant Ulysse pas à pas dans ses terres lointaines, quand ce n'est pas au pays des morts et à ses plages d'ombre.

Par ailleurs, les réalités familières y sont si nombreuses et si bien vues que l'on glisse sans effort comme sans surprise du fantastique au quotidien. L'imagination du poète se déployant avec une suprême aisance – et beaucoup d'habileté – entraîne sans peine vers des horizons étranges ou au contraire rassurants, où nos songes autant que notre désir du rationnel trouvent à se nourrir.

Un reflet de nos propres préoccupations

L'Odyssée touche des zones de la réflexion à peine consciente, fait appel à des images qui, depuis toujours, hantent la sensibilité individuelle et collective. Quelle charge onirique est plus riche que cette invitation à rêver à la femme qui gouverne les bêtes féroces, Circé ; à la divinité amoureuse, Calypso, qui peut élever le héros à l'immortalité, variation sur le thème du paradis retrouvé ; aux méchants ogres, tels Polyphème et les Lestrygons ; à la bien-aimée, Pénélope, laissée dans son île perdue parmi les flots ?

Ainsi, Homère a mis en avant dans son poème quelques-uns des archétypes qui s'imposent à la pensée depuis l'origine des temps. Calypso, Circé, Hélène, Nausicaa, Arété, Pénélope, Euryclée, la liste des femmes de l'Odyssée est longue, sans parler des déesses : ne s'agit-il que de l'amour humain ? Ou faut-il trouver une correspondance avec une idée plus fondamentale, plus profondément enracinée, celle de la mère – la mère aimée, la mère bienfaisante –, sur l'épaule de laquelle ce voyageur, Ulysse, vient s'appuyer ?

Et que dire de ce manichéisme inconscient qui fait que le monde est partagé entre bons et méchants, et que finalement les enchantements sont dissipés (Circé, les Sirènes), les forces redoutables châtiées (le Cyclope), les mauvais punis (les prétendants) : autant de victoires dues au courage, à l'astuce, à la force du remarquable Ulysse.

Ulysse, la victoire de l'esprit

Ce héros exerce sa pleine séduction. Il est l'homme ingénieux aux mille ruses qui, par son adresse, sait échapper aux embûches qui se présentent sous chacun de ses pas. Par là même, il est humain, à notre mesure. Ulysse, c'est nous-même. Il attire la sympathie par sa faculté de rebondissement, qui est celle que nous aimerions avoir, par sa fidélité à un idéal, qui est infiniment respectable, par son ouverture d'esprit, aussi bien celle de l'intelligence que celle du cœur.

Ulysse, s'il assume seul son destin – sa protectrice, la déesse Athéna, ne l'aide guère –, est l'homme qui soit raconte ses aventures (ainsi chez les Phéaciens) avec une position de recul, soit les vit réellement, mais avec une lenteur qui lui permet autant d'être acteur que spectateur (ainsi chez Eumée). Le lecteur éprouve toujours un plaisir intellectuel à voir évoluer Ulysse. Au moment même où il est le plus près de la mort, devant des périls sans nombre, on reste sans crainte. On sait que, dans toutes les situations périlleuses, il se tirera d'affaire. Il y a un décalage évident entre l'inextricable difficulté des situations où se trouve le héros et sa façon de la résoudre, qui est celle de la victoire de l'esprit, de l'esprit qui se joue.

Une inspiration humaine

Par là, l'illusion dramatique est quelque peu dissipée. Au pathétique guerrier de l'Iliade a succédé un roman d'aventures où la complaisance pour le conte, l'abondance des détails familiers, un goût certain pour les scènes de reconnaissance, ce qui signifie scènes d'attendrissement, affaiblissent un récit dans lequel le héros semble peu « engagé ».

L'inspiration de l'Odyssée est moins forte que celle de l'Iliade : elle est malgré tout plus humaine, ne serait-ce d'ailleurs que par le simple fait que les dieux restent dans l'Olympe. Le vrai surnaturel est absent de l'Odyssée : la divinité n'existe que pour le décor. Quant au fantastique, exprimé dans tous ces récits fabuleux, il a beau peupler nos rêveries, nos désirs à demi exprimés, il n'appelle aucune transcendance. Livre essentiellement humain, le poème est une œuvre qui, par son imagination et son goût de l'insolite, sort le lecteur de lui-même, tout en lui montrant la victoire du courage et de l'énergie.

3. La question homérique

Malgré les imprécisions sur la vie et la personne d'Homère, les Anciens, à l'exception de quelques érudits, ne mettent pas en doute l'attribution de l'Iliade et de l'Odyssée au poète, et cette certitude subsiste jusqu'au xviie siècle.

3.1. Une œuvre largement répandue et commentée dès l'Antiquité

Nulle œuvre ne fut plus écoutée et plus lue que celle d'Homère. Dès le viiie siècle avant J.-C. se formèrent des groupes d'« homérides », dont les plus connus étaient ceux de l'île de Chio, qui se déclaraient descendants du poète et récitaient l'Iliade et l'Odyssée. Ces aèdes (« chanteurs ») étaient autant des récitants que des arrangeurs.

Au deuxième quart du viie siècle avant J.-C., l'œuvre homérique est répandue dans tout le monde grec. Aux fêtes des « premières » Panathénées, Solon décida que les rhapsodes ne réciteraient plus que des chants d'Homère. Vers 540 avant J.-C., sous le gouvernement de Pisistrate, les textes homériques auraient été « publiés », avec l'obligation de les réciter en entier aux Grandes Panathénées (instituées en 566 avant J.-C.). Homère devint dès lors le poète par excellence qui occupa une place capitale dans l'éducation grecque, les enfants apprenant à lire et répéter à haute voix les plus beaux passages de l'Iliade et de l'Odyssée.

Autour du texte vont se développer les commentaires. Aux iiie-iie siècles avant J.-C., les critiques alexandrins (Zénodote, Aristophane de Byzance, Aristarque) publièrent, à un demi-siècle de distance, des éditions d'Homère, faisant d'ailleurs preuve, dans l'établissement du texte, d'une prudence plus grande qu'on ne l'a cru. À la même époque apparurent les « chorizontes », ou « séparateurs », qui furent les premiers à penser que l'Iliade et l'Odyssée n'étaient pas l'œuvre d'un même poète, l'Iliade seule devant être attribuée à Homère. Toute une tradition d'exégèse homérique se constitua, aboutissant bien plus tard à une véritable renaissance de ces études (lors de la période byzantine, du viiie au xiie siècles apr. J.-C.).

3.2. Un auteur unique ?

Dès la fin du xviie siècle, philologues et érudits posèrent ce qu'il est convenu d'appeler la question homérique, mettant en doute soit l'existence d'Homère, soit l'unité de ses poèmes ou l'authenticité du texte traditionnel.

En 1664, l'abbé d'Aubignac (1604-1676) conclut dans ses Conjonctures académiques sur l'Iliade (publiées en 1715) qu'Homère n'avait pas existé et que l'Iliade n'était qu'une suite de poèmes différents, réunis par les rhapsodes. En 1795, le philologue allemand Friedrich August Wolf (1759-1824) soutint, dans ses Prolegomena ad Homerum, que l'Iliade et l'Odyssée n'étaient pas l'œuvre d'un seul poète, mais de plusieurs aèdes, et que, d'abord conservés par la transmission orale, les textes n'avaient été que tardivement fixés par l'écriture (cette position extrême est aujourd'hui abandonnée, l'existence de l'écriture à l'époque d'Homère étant attestée).

Pour les partisans d'un auteur unique, l'Iliade et l'Odyssée sont l'œuvre d'un poète de génie qui a inventé le thème principal (« la Colère d'Achille », « le Retour d'Ulysse »). Sur ce noyau central se sont greffés divers développements dus à d'adroits arrangeurs vivant à différentes époques. Selon d'autres, Homère est l'écrivain qui sut rassembler et organiser entre eux des textes antérieurs à lui.

Pour les partisans d'une thèse dualiste, l'Iliade et l'Odyssée ne sont pas l'œuvre d'un même auteur, compte tenu des dissemblances de ton, de style, d'inspiration qui existent entre les deux poèmes. Mais, pour de nombreux critiques, ces disparités ne sont pas telles qu'on ne puisse admettre que le poète a composé en premier lieu l'Iliade, ou une partie de l'Iliade, et l'Odyssée ensuite, dans sa vieillesse.

3.3. Homère aujourd'hui

Comment se pose actuellement la question homérique ? Peu à peu, la réflexion – aidée par les progrès de l'archéologie et de la linguistique – a mis en évidence un processus de composition orale comparable à celui des bardes ou griots des sociétés traditionnelles. Homère serait alors l'héritier d'une création poétique séculaire, mêlant des éléments archéologiques, anthropologiques, linguistiques, religieux et sociaux d'époques variées, du monde mycénien (antérieur au xiie siècle avant J.-C.) aux prémices des temps archaïques (xviiie siècle avant J.-C.).

La question homérique se pose donc en termes nouveaux, les premières épopées grecques résultant à la fois d'un travail collectif et d'une élaboration individuelle.

Enfin, qu'il ait existé ou non, Homère demeure universel. Ses œuvres, enseignées aux enfants dans tout le monde hellénistique, exerceront une profonde influence sur les philosophes et les écrivains. De Virgile à Joyce, elles occupent une place majeure dans la culture classique européenne.