Joachim Du Bellay

Joachim Du Bellay
Joachim Du Bellay

Poète français (Liré 1522-Paris 1560), cousin de Guillaume Du Bellay et de Jean Du Bellay.

1. Une vie brève et mélancolique

1.1. Premières années

Du Bellay, qui appartient à la branche aînée d'une grande famille, naît au château de la Turmelière, paroisse de Liré, non loin d'Angers. « Combien que j'aie passé l'âge de mon enfance et la meilleure part de mon adolescence assez inutilement… », il faut l'en croire sur parole, car nous ne savons rien de son enfance, sinon qu'à dix ans, orphelin de père et de mère, élevé par son frère René, évêque du Mans, il est toujours au château familial.

De ses premiers contacts avec la poésie de son temps, les Grands Rhétoriqueurs et leurs successeurs, nous ignorons tout. Du Bellay commence à vivre, biographiquement parlant, lorsqu'il entame des études de droit à Poitiers, sans doute par nécessité : grande famille ne signifie pas forcément aisance, et ses cousins les plus célèbres, Guillaume Du Bellay , seigneur de Langey et le cardinal Jean Du Bellay, évêque de Paris, sont tous deux diplomates professionnels, ne pouvant vivre de leurs rentes.

1.2. L'amour de l'étude

Voilà donc Du Bellay à Poitiers dans un milieu soudain lettré, autour de Marc-Antoine Muret et Macrin. La langue d'enseignement est le latin, mais il semble bien, par ses références ultérieures, que Du Bellay se plonge plus volontiers dans Virgile, Lucain, Horace, Quintilien ou Martial que dans Cicéron. Dès 1543, il rencontre Jacques Peletier du Mans et Ronsard. Ensemble, ils partent pour Paris en 1547 (René Du Bellay vient de mourir, affranchissant son frère de sa tutelle) suivre les cours de Dorat au collège Coqueret.

Dorat est le maître commun à tous ces jeunes gens qui vont former le noyau dur de la Pléiade. Il les initie à l'humanisme et aux humanités, au latin et surtout au grec, inconnu de la plupart, leur fait lire les textes dans les originaux, et les encourage en même temps à traduire, à imiter, et à s'affranchir des modèles. Toute la vie poétique de Du Bellay tient dans ces trois points : souvent il a traduit, longtemps il a imité, s'est imprégné, dégageant finalement une voix personnelle.

1.3. Jeune poète militant

C'est dans ce contexte que, fortement encouragé par ses camarades, Du Bellay rédige sa Défense et illustration de la langue française (1549), dans laquelle il prétend que l'on peut, en français, rivaliser avec le latin, et même le supplanter. La même année, avec le même « privilège du Roi », qui sert alors de bon à tirer, il publie l'Olive, recueil de sonnets sur le modèle du Canzoniere pétrarquiste.

Le débat initié par Du Bellay et ses comparses bouleverse l'institution, les habitudes et les pratiques littéraires. Le discours va faire florès. Dans les années qui suivent, la plupart des jeunes enragés de la littérature enfoncent le même clou. Ainsi Jacques Tahureau dans son Oraison au Roi de la grandeur de son règne et de l'excellence de la langue française (1555). Ainsi Peletier du Mans (Dialogue de l'orthografe, 1550), puis le grammairien Henri Estienne (Précellence du langage français, 1579). Ainsi Ronsard, dans son Art poétique (1565).

1.4. La souffrance et l'exil

Du Bellay, comme Ronsard, est tôt affligé d'une surdité partielle – ce qui ne l'empêche pas de devenir chef de la maison de son cousin le cardinal Jean Du Bellay, qu'il suit en Italie, à partir de 1553. Le poète s'est entre-temps ressourcé en traduisant le quatrième livre de l'Énéide de Virgile, et a composé un Tombeau de Marguerite de Valois. Il publie un nouveau Recueil de poésie avant son départ. Les événements diplomatiques auxquels il est directement mêlé (la France ne cesse d'intervenir alors dans les affaires italiennes) ne l'empêchent pas de s'occuper de littérature (son ami et poète Olivier de Magny le rejoint à Rome), mais il ne publie rien jusqu'à son retour en France, en 1557.

1.5. Les dernières années

Au début de 1558, en quelques mois, paraissent l'Hymne au Roi sur la prise de Calais (les poètes de la Pléiade sont aussi des poètes de cour militants), les divers Jeux rustiques, ses chefs-d'œuvre les Regrets et les Antiquités de Rome – sans compter plusieurs traductions du latin et du grec.

Les divers Jeux rustiques s'apparentent à ces Folastries qu'écrit alors Ronsard, ou aux Passetemps de Baïf : les sujets sont plaisants, réalistes (« la vieille courtisane »), ou rustiques. Du Bellay parodie ou imite ses auteurs favoris (Ovide, Catulle ou Virgile), tout en se démarquant à l'occasion de ses réalisations antérieures (Contre les Pétrarquistes).

Il souffre de plus en plus de sa surdité. Les Regrets contiennent comme un écho des difficultés matérielles dans lesquelles il se débat une fois de retour en France (« Mille soucis mordants je trouve en ma maison »). Il meurt le 1er janvier 1560. Il a à peine 37 ans.

2. Une œuvre en français nourrie de l'exemple antique

2.1. Pour la défense de la langue française

Que dit la Défense et illustration  ? Que le français est encore dans l'enfance, et qu'il suffit de le fortifier, en le pratiquant, en inventant des mots, en l'enrichissant de toutes les manières, pour le rendre aussi puissant que le grec ou le latin, qui ont eu pour eux la durée, et non un génie intrinsèque. Du Bellay reprend certaines idées exprimées l'année précédente par Sébillet dans son Art poétique, mais les développe dans un style qui manie avec bonheur l'insolence et le lyrisme.

Ce jeune Angevin est un provocateur. Son discours est à la fois théorie et pratique : affirmant les possibilités infinies de la langue, et le nécessaire travail de l'écriture, il arrive naturellement aux conditions de l'art : « mourir en soi-même » et se transformer en sa langue – condition nécessaire pour que la « beauté des mots » passe dans la poésie.

2.2. De la Brigade à la Pléiade

L'année 1553 est le point de départ de ce qui s'appelle d'abord la Brigade, réunion de poètes militants, comme leur nom l'indique, regroupés autour de Ronsard pour défendre le roi contre les protestants ; pas de distinction entre défendre la langue et défendre le roi : c'est un même combat. (certains textes de Ronsard ou de Jodelle sont de véritables appels au meurtre des protestants). Ronsard compose des listes de membres plus ou moins actifs (dans le Voyage d'Arcueil ou les Îles fortunées), avant de se fixer, en 1555, au chiffre magique de sept, comme les Muses. Et comme les étoiles de la Pléiade, plaisantent les protestants ; et, comme il arrive souvent, les poètes incriminés reprennent l'appellation et la revendiquent.

Il faut imaginer l'enthousiasme littéraire de ces jeunes gens, conscients de révolutionner l'institution. Depuis moins de dix ans (l'ordonnance de Villers-Cotterêts est de 1539), le latin, par décision royale, a été remplacé par le français dans les cours de justice, pour que les justiciables entendent quelque chose aux arrêts prononcés (« afin, dit le roi, qu'il n'y ait cause de douter sur l'intelligence desdits arrêts, nous voulons et ordonnons qu'ils soient faits et écrits si clairement, qu'il n'y ait ni puisse y avoir aucune ambiguïté, aucune incertitude, ni lieu de demander interprétation »). Mais il n'était pas encore question de prétendre que le français, aux règles encore mal définies, pourrait supplanter le latin dans les productions de l'esprit.

Malherbe, au début du xviie s., se moquera de la surabondance de leur discours, rarement maîtrisée. Mais, en quelques années, la Pléiade aura radicalement changé le ciel poétique.

2.3. Les sonnets

L'Olive

Les préfaces successives de l'Olive reprennent la polémique de la Défense et illustration : Du Bellay a à cœur de prouver que le français peut aller plus loin que le latin et que l'italien : la référence première de la poésie de Du Bellay est Pétrarque. Les métaphores, les thèmes sont empruntés largement au chantre de Laure. Le thème de la « belle matineuse » (la femme qui à l'aurore fait honte au soleil par sa beauté, ce qui explique que l'astre rougisse de confusion…) est directement emprunté aux Italiens, Pétrarque ou Rinieri – et, transmis par Du Bellay, sera repris par Ronsard, Olivier de Magny et, plus tard, Malleville ou Voiture : de même que les châteaux de la Loire sont une transposition de ce que les Français avaient vu en Italie, de même la poésie de Du Bellay, en s'inspirant de thèmes à la mode, crée un genre.

L'année suivante, soixante-cinq poèmes s'ajoutaient aux cinquante premiers, et la construction idéaliste (on baigne alors dans un néoplatonisme) devient évidente : le recueil est orchestré par le temps liturgique séparant Noël de Pâques – de la naissance à la Résurrection – et de nombreux poèmes (« Si notre vie est moins qu'une journée… ») témoignent d'une réflexion mystique manifeste.

La forme même, le sonnet, est alors toute nouvelle : il vient d'être importé en France par Marot et Mellin de Saint-Gelais, et personne ne s'est encore risqué à en composer un recueil entier. Il y a de l'audace à imiter, donc à sembler tenter de dépasser le maître. Mais la construction raffinée de l'Olive en est finalement plate et factice. Même si Du Bellay restera empreint de pétrarquisme, c'est avec une certaine lucidité sur le côté conventionnel et le manque de sincérité de ce genre de poésie qu'il déclarera vouloir en finir avec les métaphores fleuries du goût italien – auxquelles pourtant il ne renoncera pas – et vouloir « d'amour franchement deviser » (Contre les Pétrarquistes, 1553).

Les Regrets

C'est avec le lyrisme des Regrets que Du Bellay prend sa stature définitive dans l'histoire de la poésie française. À Rome, le poète s'est senti en exil – comme Ovide lorsqu'il composa les Tristes, dont « regrets » semble être la traduction.

L'essentiel des 191 sonnets des Regrets tourne autour de la mélancolie née de l'éloignement. Rien d'étonnant si le plus célèbre de ces sonnets est le fameux « Heureux qui comme Ulysse… », où l'Angevin pleure sur l'ennui de son séjour romain. Mais ce serait un peu réducteur que de limiter le recueil à une déploration narcissique. Plongé au cœur des intrigues diplomatiques qui accompagnent, dans les années 1555-1557, les diverses successions papales et les tensions militaires de la péninsule, Du Bellay se livre également à une critique acerbe du milieu dans lequel il évolue – faisant, ainsi, rimer « église » avec « feintise ».

Enfin, les Regrets sont en même temps le premier recueil de poésie française qui joue sur une « mise en abyme » de l'art poétique : l'auteur combine la forme très corsetée du sonnet et le goût de la litanie pour énumérer tout ce à quoi il renonce, et conclure, par une pointe inattendue – d'autant que tout le poème est une démonstration de virtuosité inspirée : « Et les Muses, de moi, comme étranges, s'enfuient. »

Les Antiquités

Les Antiquités de Rome, composées au même moment, brodent plus classiquement sur le thème du temps destructeur de toutes choses, et de la vanité de la gloire. Rome n'est plus, à cette époque, la « capitale de l'univers » qu'elle fut autrefois. Pillée plusieurs fois par les Germains au ve s., par les Sarrasins au ixe s., par les Normands au xie s., la ville papale s'était rebâtie à l'écart des ruines au xve s. – avant que les troupes de Charles Quint ne la mettent à nouveau à sac en 1527.

C'est dans une ville dévastée que Du Bellay passe ses années d'ambassade. D'où ses références aux « poudreux tombeaux » de la grandeur romaine, « que chacun va pillant ». Les poèmes sont emplis de références, encore une fois, à l'Arioste, à Virgile, à Homère. Mais la dédicace à Henri II (qui faisait collection d'« antiques », comme on disait alors) prouve assez le projet de leçon politique – quoique là encore, une inquiétude plus personnelle se fasse jour :
« Espérez-vous que l'œuvre d'une lyre
Puisse acquérir telle immortalité ? »