roman

Jules Verne, l'Île mystérieuse
Jules Verne, l'Île mystérieuse

Œuvre d'imagination constituée par un récit en prose d'une certaine longueur, dont l'intérêt est dans la narration d'aventures, l'étude de mœurs ou de caractères, l'analyse de sentiments ou de passions, la représentation du réel ou de diverses données objectives et subjectives ; genre littéraire regroupant les œuvres qui présentent ces caractéristiques.

D'Aristote (la Poétique) à Nicolas Boileau (l'Art poétique, 1674), nulle place n'est faite au romanesque dans les arts poétiques, aux côtés de l'éloquence, de la poésie, de la tragédie et de la comédie : le roman semble croître au hasard, dans les espaces laissés libres. Ce développement marginal et « intercalaire » fait justement l'originalité de l'écriture romanesque.

En anglais novel ou romance, en japonais monogatari ou shosetsu, toutes les littératures ont leur roman. D'abord en vers, puis en prose, honni, négligé, combattu, parfois interdit, le roman a finalement conquis une place d'honneur dans la hiérarchie littéraire. Se nourrissant de tous les genres pour créer le sien propre, si divers, il aborde tous les sujets, imagine tous les personnages, renvoie aux mythes les plus anciens comme aux situations les plus quotidiennes.

Genre littéraire actuellement le plus publié et le plus lu, le roman a ses règles, évolutives selon les époques et les lieux, son histoire, et même ses crises d'identité, puisqu'on parle de nos jours de l'« éclatement du roman » alors même qu'il n'a jamais été plus dominateur vis-à-vis des autres genres littéraires.

1. Qu'est-ce que le roman ?

1.1. La narration d'une histoire

Comme le récit, le roman relate des événements, une histoire, une action qu'on peut aussi appeler « fiction » – même si certains mouvements littéraires, comme le nouveau roman (xxe siècle), ont tenté d’en détruire la cohérence ou l'apparence. Cette fiction est racontée, mise en œuvre en fonction de choix techniques et esthétiques : elle est soumise à la narration.

Dans le récit romanesque, il y a donc l'histoire, ce qui est raconté, les faits tels qu'ils apparaissent, avec les circonstances, les dates, les lieux, les personnages, etc., et d'autre part la narration d'une série d'événements (les moyens qu'utilise l'auteur pour raconter la fiction).

L'histoire qui est racontée peut être orientée selon une suite temporelle plus ou moins claire, selon une chronologie plus ou moins précise : la relation des faits sous cette forme successive est la diégèse, et le récit est alors dit « diégétique ». En revanche, le récit qui veut représenter directement les faits, qui joue sur la mimêsis (c’est-à-dire l’imitation du réel), est un récit « mimétique » (par exemple lorsque l'auteur a recours au dialogue, qui imite la prise de parole d'un individu).

1.2. Une langue partagée par tous

« Exposition d'un fait véritable ou inventé » (abbé Berardier de Bataud, Essai sur le récit, 1776), le roman est soumis au vraisemblable, à la clarté et, si possible, à la brièveté, à « l'art de l'ellipse » (Milan Kundera, l'Art du roman, 1986).

La narration romanesque est essentiellement prosaïque, si l'on prend l'adjectif dans sa double acception : « écrit en prose » et « anti-idéaliste ». Même rédigé en vers, le roman touche à la prose par l'emploi d'un langage courant, d'un langage qui, sans être celui de tout le monde, est utilisé quotidiennement par certaines classes privilégiées : à ses origines, le phénomène narratif appelé « roman » se greffe sur une langue romane, mi-savante, mi-populaire, langue nationale parlée et lue par ceux qui veulent être les créateurs et les chefs d'une nation. Les facteurs linguistiques, politiques et sociaux qui déterminent l'apparition du roman dans l'Occident chrétien ont leurs homologues en terre d'islam, au Japon ou en Chine.

Le roman se distingue de la chanson de geste, poème chanté, en ce qu'il est lu. Il diffère du récit, du conte et de la nouvelle, genres brefs, par son déploiement dans le temps et par sa complexité narrative : le conteur s'adresse volontiers à un auditoire, et le texte en conserve quelques marques. Le récit s'ordonne dans un temps extérieur au passé de l'événement rapporté, qu'il soit réel ou imaginaire.

Prosaïque, le roman l'est aussi en ce qu'il confronte ses héros comme ses lecteurs à tous les aspects de l'existence des hommes, sur les plans social, psychologique et moral. Ainsi, aux origines, les romans de chevalerie relatent les aventures que traverse un héros pour obtenir le bien qu'il convoite – le plus souvent, l'amour de sa dame – et non plus de hauts faits accomplis au service d'une grande cause, comme en célèbrent les chansons de geste.

1.3. Une infinité de possibles

Le roman se présente comme un genre hétérogène, capable de prendre des aspects très variés et capable aussi de répondre à des objectifs différents, allant de l'informatif et du didactique (prétendant apporter au lecteur des savoirs certains ou une leçon morale et politique) au subjectif le plus absolu (en rapportant l'expérience d'un individu aux prises avec ses angoisses et ses fantasmes).

Par-delà le classement par thèmes ou par personnages – roman policier, fantastique, d'aventures, de science-fiction ou d'éducation, entre autres –, le roman se signale par sa tension principale, puisqu'il se situe entre la transposition du mythe et le récit de la vie quotidienne des humains-citoyens, des relations qu'ils entretiennent entre eux et avec la société qui les entoure, avec, au centre de tout cela, l'amour et l'aventure.

Sans forme préétablie, le roman a su s'adapter aux modes et aux influences venues du passé, de l'étranger et des autres genres. Il a tiré profit des situations politiques et sociales, des querelles esthétiques et philosophiques, de même qu'il a varié en fonction des options des auteurs, c'est pourquoi toute classification précise se heurte à bien des difficultés : conte, nouvelle, histoire, roman, ces mots sont souvent interchangeables, et ce n'est qu'avec le temps et les modes qu'ils ont été distingués les uns des autres. Le roman est le lieu d'une infinité de possibles. Reste à faire leur histoire, l'histoire de cette aventure du genre.

2. Histoire du genre

2.1. Les origines du roman

S'il est maintenant considéré comme un genre en prose, le roman ne commence pas avec la prose, ni en tamoul (en Inde du Sud), ni en vietnamien, ni en ancien français. Au contraire, il prend sa source dans les genres poétiques, et en particulier dans l'épopée. C'est d'elle qu'il se distingue en tout premier lieu dans les littératures occidentales.

2.1.1. Une action épique

Le ronmanz était une langue vivante et vulgaire, par opposition au latin ; le second sens du mot fait du « roman » un texte latin traduit ou adapté en langue vulgaire, cela dès le haut Moyen Âge. Au xiie siècle, le terme désigne un récit directement écrit en langue « romane » : il s'agit alors de « romancer », de « raconter en français ».

C'est donc dans la seconde partie du xiie siècle que les écrivains font la distinction de fait entre le roman, la chanson de geste, le lai et le fabliau. Le « roman » est alors un poème lu, centré sur une action épique, sur les aventures des héros, leurs épreuves, leurs rencontres, les obstacles ou les merveilles qui se présentent à eux et les combats qu'ils engagent. Les histoires s'entremêlent, viennent du fonds commun des mythes celtiques et gréco-latins ou de faits historiques légendaires, et s'ordonnent au long d'une quête symbolique (l'histoire de Thèbes, de Troie ou d'Énée, la légende de Tristan, la recherche du Graal, par exemple). On appelle alors « récit » ce qui correspond aujourd'hui au roman.

2.1.2. L’apparition du thème amoureux

À l'aventure se joint l'amour dès que les femmes entrent dans les récits, et les héros, patients et fidèles, accomplissent pour elles des prouesses inégalables : c'est le roman courtois, en octosyllabes à rimes plates. Le Roman d'Alexandre, en vers de douze syllabes, donne son nom à l'alexandrin. Les célèbres romans de Chrétien de Troyes s'inspirent de la « matière de Bretagne » (la légende du roi Arthur), des sources celtiques, comme les différentes versions de Tristan et Iseut.

C'est au début du xiiie siècle que la prose entre en lice pour évincer le vers. Avec le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris (début du xiiie siècle) naît la première analyse psychologique de l'amour sous forme allégorique : au xive siècle le roman d'aventures des deux siècles précédents s'affine pour faire enfin de la courtoisie et de ses codes précis un simple univers amoureux.

2.1.3. Du fabliau à la nouvelle

Parallèlement, les fabliaux ont pour objet de faire rire avec réalisme et crudité –  mettant en scène Renart ou de simples vilains –, et laissent une trace indélébile, au xvie siècle, dans l'esprit de Rabelais (jouant à la fois sur le fabliau, le roman de la quête et l'essai humaniste), de Paul Scarron, au siècle suivant (s'amusant à parodier le roman d'amour en insérant des thèmes égrillards) ou, au xviie siècle, de Denis Diderot (reprenant la nouvelle italienne et française pour transformer le genre romanesque).

La nouvelle en prose se développe avec la littérature italienne (Boccace, Décaméron) et devient un modèle pour toute l'Europe. Ces nouvelles sont regroupées thématiquement, et racontées dans le ton de la conversation amusante et gaillarde par un nombre limité de personnes rassemblées par hasard.

2.1.4. Développement de la traduction

À mesure que les langues nationales ou régionales – appelées vulgaires ou communes, toujours par opposition au latin – se développent, les littératures créent leur genre romanesque de manière de plus en plus originale, chacune influençant l'autre par la suite.

Les traductions du grec et du latin, de plus en plus nombreuses, de l'espagnol et de l'italien, très courantes, permettent de nouveaux apports et une rapide évolution, au point qu'il est difficile de parler du roman français sans faire appel aux romans d'amour et de chevalerie ou aux nouvelles italiennes et espagnoles. De Venise à Salamanque et de Tolède à Paris, on échange les thèmes et les séquences, les héros et les rires.

2.2. La naissance du roman moderne

L'Italie avec l'Arioste (Roland furieux) et le Tasse (la Jérusalem délivrée), l'Espagne avec Ordoñez de Montalvo (qui fait paraître Amadis de Gaule, traduit d'un original portugais et à son tour traduit en français dès 1540) inspirent la majorité des auteurs du xvie siècle, voire du xviie siècle. L'infidélité de la belle Angélique, la folie de Roland, Renaud pris dans les filets d'Armide, les rivières et l'univers mouvants, symboles baroques de la fuite du temps, l'idéal du chevalier amoureux se débattant dans un monde surnaturel deviennent les sources essentielles d'inspiration et pourvoient des passages obligés.

Le premier des romans modernes, Don Quichotte (1605-1615) de Miguel de Cervantès, en est aussi un modèle archétypal : par son mélange de romanesque et de réalisme, de sérieux et de dérision, par son héros qui se heurte à l'échec, enfin par la réflexion qu'il inclut sur le roman lui-même et la lucide mise à mort des formes précédentes (les romans de chevalerie), il ouvre aux romanciers un espace d'indétermination dans les formes et les visées de l'écriture et de dialogue avec l'histoire.

2.3. Le roman à l'âge classique

Tout méprisé qu'il soit, le roman exerce au xviie s. une très grande séduction sur les imaginations. Le courant précieux donne naissance à de volumineux romans à sujet pastoral, comme l'Astrée (1607-1628) d'Honoré d'Urfé, tandis que des formes brèves, tel le roman d'analyse psychologique de Mme de La Fayette la Princesse de Clèves (1678), font leur apparition à l'époque classique.

2.4. Le roman au siècle des Lumières

Au xviiie s., l'Angleterre renouvelle le roman avec les grands novelists (romanciers) que sont Daniel Defoe (Robinson Crusoé, 1719), Jonathan Swift (les Voyages de Gulliver, 1726), Samuel Richardson (Clarisse Harlowe, 1747-1748), Henry Fielding (Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, 1749), Laurence Sterne (la Vie et les opinions de Tristram Shandy, 1759-1767).

Avec l'essai et le traité, le roman devient le véhicule des idées des philosophes (Candide de Voltaire, 1759 ; la Religieuse de Denis Diderot, écrit en 1760 ; la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, 1761) et de celles des libertins (les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, 1782 ; Justine du marquis de Sade, 1791). Il sera le vecteur de propagation de la sensibilité préromantique à travers l'Europe. (→ le romantisme en littérature.)

2.5. L'âge d'or du roman, le xixe s.

La première moitié du xixe s. est celle du succès et du prestige croissants du genre romanesque. Après la vogue du roman noir et du roman historique (Walter Scott, Quentin Durward, 1823), l'école romantique, sans élaborer de théories, impose de nombreuses réussites (Cinq-Mars d’Alfred de Vigny, 1826 ; le Rouge et le Noir de Stendhal, 1830 ; Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, 1831 ; les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas père, 1844). L'entreprise balzacienne de la Comédie humaine fait entrer le roman en révolution, en le dotant d'une visée politique et d'une méthode rationnelle.

L'histoire du roman, dans la deuxième moitié du xixe s., se confond avec le réalisme et le naturalisme sous l'égide de Gustave Flaubert (Madame Bovary, 1857), d’Émile Zola (les Rougon-Macquart, 1871-1893), de Guy de Maupassant (Bel-Ami, 1885). Le roman russe, avec Léon Tolstoï et Fedor Dostoïevski, se tourne vers l'exploration métaphysique, et, à la fin du xixe s., toutes les tendances artistiques ont trouvé à s'exprimer par le roman.

2.6. Le roman au xxe siècle

Étendu aux littératures des cinq continents, l'espace romanesque est tout à la fois magnifié et mis en crise, dans ses manifestations les plus complexes (À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, 1913-1927 ; Ulysse de James Joyce, 1922). La construction de personnages est mise à mal par les œuvres de Franz Kafka (le Procès, 1925), William Faulkner (le Bruit et la Fureur, 1929), Robert Musil (l'Homme sans qualités, 1930-1933), Albert Camus (l'Étranger, 1942). L'heure est à nouveau à la condamnation de certaines formes romanesques, prononcée successivement par Paul Valéry, André Breton et les représentants du nouveau roman (à l'encontre du roman balzacien), tandis que la production est plus soutenue que jamais.

3. Les éléments constitutifs du roman

3.1. Le narrateur

Ce sont les premières lignes du roman, l'incipit, qui lui donnent son véritable statut de lecture. Grâce à elles, le lecteur peut répondre aux questions essentielles : Qui parle ? Le narrateur sait-il tout de cette histoire ou n'en connaît-il qu'une partie ? Le narrateur est-il relayé par un autre narrateur? À qui s'adresse-t-on ? À quel moment du récit est-on ?

La narration peut s'opérer de deux manières : soit le narrateur parle en son nom, et le lecteur sait alors que l'histoire est racontée par une instance précise ; soit le narrateur n'apparaît pas, et l'histoire semble se raconter d'elle-même. À ces deux modes de narration s'ajoutent les discours rapportés des personnages, qui peuvent s'exprimer par des monologues ou des dialogues, au style direct – dans ce cas, le lecteur participe directement à ce que disent les personnages –, ou voir leurs paroles transposées au style indirect (« il dit que... ») ou indirect libre (style indirect sans « il dit que... »). Alors, une distance existe entre le lecteur et les personnages puisque le narrateur agit comme filtre.

3.1.1. Le « je »

Le récit peut être à la troisième personne, et le narrateur n'est alors pas un protagoniste de l'histoire qu'il raconte : derrière cette façade d'objectivité, le récit a tous les droits. Il peut aussi être à la première personne ; dans ce cas l'insistance se fait sur le discours plus que sur le récit, et l'impression de subjectivité est plus nette. Dans le roman à la première personne, le héros-narrateur peut raconter sa propre vie : un écart se place entre le « je » narrant et le « je » narré, qui permet toutes les manipulations du lecteur (pour mieux le convaincre, mieux l'intégrer au processus du souvenir, par exemple, ou laisser le narrateur seul maître, puisqu'il en sait toujours plus que le lecteur au moment où il parle).

Dans d'autres cas, le narrateur qui dit « je » n'est pas le héros mais un témoin qui raconte. La perspective romanesque passe alors soit par un narrateur neutre et caché (le narrateur omniscient, qui sait tout, voit tout, commente tout et voit d'au-dessus la situation), soit par le narrateur déclaré – derrière lequel le lecteur découvre l'action –, soit encore par un ou plusieurs personnages qui racontent l'action et grâce auxquels le lecteur comprend l'histoire.

3.1.2. L'intervention du narrateur

Il est parfois possible que, dans le cours d'un récit à la troisième personne, le narrateur-auteur, jusque-là caché, prenne la parole et déchire le tissu narratif pour donner un jugement ou une impression, voire mettre directement en cause le lecteur (ainsi procède Denis Diderot dans Jacques le Fataliste).

Ces interventions du narrateur, qui sont autant de surprises pour le lecteur, introduisent la connivence aussi bien que l'intérêt d'un commentaire et permettent de dévoiler directement ce qui échappe au personnage sans recourir à des procédés plus classiques, comme l'analyse psychologique élaborée. Ce faisant, l'auteur se démasque et, de manière ostentatoire, inscrit une distance critique entre l'histoire et son roman, la fiction et la narration.

3.2. Les différents temps du roman

En racontant des événements qui se déroulent dans le temps, le roman veut donner l'illusion qu'un temps s'écoule soit par rapport au temps objectif (les années, les mois, les jours, les heures), soit par rapport au temps subjectif du personnage (la sensation d'une longue durée ou d'un court laps de temps pour accomplir une action) : le passage de l'un à l'autre détermine le rythme de la narration, laquelle peut raconter en une page plus d'une année ou en 300 pages une seule journée, ou en jouant sur les ruptures à l'intérieur du même roman.

Ainsi, le temps de la fiction (le temps objectif de l'action) diffère du temps de la narration (le temps passé à raconter les événements décrits). L’écrivain peut en outre situer les événements dans le temps en se fondant sur les repères chronologiques donnés par le narrateur (date précise, saison, activité saisonnière, conditions météorologiques, référence à un fait historiquement daté, etc.).

3.2.1. Le temps de l'écriture

Il faut aussi observer le moment où le narrateur est censé raconter l'action, ce qui peut être déterminant pour l'analyse du récit. Un récit historique, au passé ou au présent, ne précise pas l'instant de l'écriture. Les mémoires, les journaux intimes, les récits autobiographiques et, souvent, les romans à la première personne situent le moment de la narration avec précision postérieurement aux événements racontés, ce qui peut éliminer tout suspense. L'utilisation de la première personne permet également d'introduire dans le récit la notion de temps individuel, de temps subjectif. Il n'y a plus de chronologie objective mais une perception relative du temps, dépendante des histoires individuelles. Parfois les mêmes romans et les romans par lettres (épistolaires) situent le moment de la narration à l'instant de l'écriture ou juste après les faits, au jour le jour. Enfin, le monologue intérieur et le roman au présent mettent en rapport direct le temps de la fiction et le temps de narration, ce qui permet de transcrire les états d'âme et les pensées au moment où ils se manifestent.

3.2.2. Le récit chronologique

Le récit le plus simple est le récit chronologique : il place l'action à son début (où il décrit les éléments essentiels pour comprendre la suite de l'histoire et où il présente les personnages). Il noue ensuite les rapports entre les personnages au sein d'une action en séquences narratives plus ou moins amples (les obstacles, les rebondissements, les résolutions intermédiaires). Enfin, il dénoue l'action pour offrir au lecteur la résolution finale, qui lui permettra d'interpréter l'ensemble du texte, de lui donner un sens.

Des séquences qui ont des rapports plus lointains avec l'action peuvent être intercalées : ce sont les descriptions, les portraits, les digressions qui permettent au lecteur de mieux participer à l'action (par effet de réel par exemple). Généralement, on passe insensiblement des portraits ou des descriptions à l'action proprement dite, sans démarcation évidente. Pour comprendre le roman, il faut donc savoir d'abord en dégager l'intrigue, trouver le canevas imaginé par l'auteur et en analyser la structure. Le livre lui-même peut être découpé en volumes, livres, parties, chapitres, paragraphes, et l'on s'interrogera sur l'enchaînement de ces parties de manière à déterminer leurs liens et la composition de l'ensemble.

3.2.3. Retours en arrière et anticipation

Certains récits brouillent la chronologie en commençant le roman au moment où se joue la situation qui forme l'essentiel du récit (début en plein sujet, qu'Horace appelle, à propos d'Homère, in medias res) et l'on procède ensuite à un retour en arrière (on raconte ou l'on évoque après coup un événement antérieur) qui permet de comprendre cette situation.

D'autres textes encore jouent constamment avec la chronologie par des effets d'anticipation (on raconte ou on évoque un événement ultérieur), d'ellipses (un fait est passé sous silence pour le peu d'intérêt qu'il offre ou pour masquer son intérêt et laisser le lecteur en suspens) ou de retours en arrière.

3.2.4. Les temps verbaux

Différant de la représentation du temps, le jeu des temps verbaux est, pour le roman, une ressource essentielle. Beaucoup de récits sont au passé, opposant l'imparfait au passé simple. Le premier temps ouvre le processus, lui donne une valeur de durée et de répétition ; le second clôt le procès et le délimite. Le passé simple met en relief les événements principaux, le premier plan ; l'imparfait constitue l'arrière-plan de l'action (le cadre, les descriptions, les commentaires) sans faire progresser l'histoire.

En outre, le passé simple permet de situer les événements les uns par rapport aux autres, à la différence du passé composé qui donne l'impression d'actes juxtaposés, sans relation immédiate, sans causalité. En revanche, l'emploi du présent permet de rendre une action évidente, actuelle, et au lecteur de la prendre directement en charge en s'identifiant : le lecteur devient témoin.

3.3. L'espace du roman

Le roman situe l'action et les personnages dans un espace imaginaire qui peut avoir des rapports étroits avec le réel. L'espace varie en fonction du genre : le long d'une route, d'une quête ou d'un parcours pour les romans de chevalerie, les romans picaresques ou les romans d'aventures, où les héros se déplacent sans cesse.

Au contraire, dans les romans d'analyse ou les romans intimistes, l'action se passe en un seul lieu. On peut donc reconstituer l'espace d'un roman et le réduire à des éléments simples : la conquête ou la quête (le cycle du Graal), l'errance (les romans picaresques), le voyage vers un but précis (l'Odyssée), l'exil, la fuite, etc.

3.4. Le décor de l'action

L'espace est aussi le décor de l'action décrit par les (ou en fonction des) personnages, il est alors un moyen non seulement de rendre l'action plus crédible par une description précise ou par une simple situation (effet de réel, vraisemblable : les lieux peuvent être reconnus par le lecteur, qui authentifie alors l'action). Mais il est aussi un moyen de rattacher un lieu aux états d'âme, aux combats et aux sentiments des personnages.

L'espace peut être organisé selon des oppositions symboliques entre des mondes distincts – le clos et l'ouvert, le réel et le rêve, le parcours embrouillé et la voie simple et droite, la ville et la province, la ville et la campagne, l'enfermement et la liberté –, il peut aussi figurer les étapes de la vie d'un personnage – l'ascension sociale ou le déclin.

3.5. L'intrigue et les personnages

Un récit est composé d'une série d'actions et d'événements qui se succèdent et se lient les uns aux autres, et qui, en menant le lecteur d'un état initial à un état final à travers une suite d'obstacles, de complications et de résolutions intermédiaires, permettent la transformation de la situation et des personnages, la dynamique de l'histoire.

Les séquences narratives sont les unités de récit, de plus ou moins grande ampleur, qui s'enchaînent. Les personnages déterminent les actions et/ou les subissent, donnant ainsi sens à la fiction. Ils peuvent être au centre de l'intrigue ou se placer par rapport aux personnages principaux dans un rôle d'opposants ou d'aides, d'adjuvants. Un même personnage peut, selon le moment de la fiction, venir au premier plan ou être en retrait. L'ensemble des personnages fait alors système à l'intérieur d'un roman ou dans une suite de romans, comme chez Honoré de Balzac ou Émile Zola.

Définis au préalable par convention ou construits pour l'occasion, originaux, ils sont la résultante des options (politiques, religieuses, morales) de l'auteur et le moyen qu'a le lecteur de s'identifier à l'univers du roman. Êtres de papier, de langage, liés les uns aux autres et pris dans leur univers fictif, ils incarnent les tendances profondes de leur temps et le façonnent à leur image, servant parfois de modèles à toute une génération de lecteurs ou de futurs personnages.

3.6. Cohésion, mémorisation et lisibilité des histoires

Sur le récit reposent donc la cohésion, la mémorisation de la diversité des événements et la lisibilité des histoires. Les événements s'ordonnent selon un ordre plus ou moins chronologique qui permet qu'on les retienne, qu'on comprenne qu'ils se succèdent, voire pourquoi ils se succèdent ainsi. La succession des faits devient récit à partir du moment où elle est organisée en fonction d'une fin, d'un dénouement qui établit un lien, une causalité, entre eux. L'événement que l'histoire raconte a une cause que le lecteur doit déterminer. Ce premier événement devient lui-même une cause qui en introduit un deuxième, et ainsi de suite jusqu'au dénouement final. Celui-ci, en reliant l'ensemble de ces causes, permet au lecteur d'interpréter l'intégralité de l'histoire. Après la description du mobile naît l'acte, qui en provoque un autre, etc. : alors, « l'aventure est l'enchaînement, lumineusement causal, des actes » (Alain Robbe-Grillet), selon le principe de la narration classique.

Parfois, le récit, organisé autrement, cherche à perdre le lecteur, à le surprendre, à faire en sorte qu'il se pose des questions. C'est le cas des « antiromans » ou des romans parodiques (qui imitent les romans traditionnels et qui en prennent le contre-pied, comme ceux de Charles Sorel au xviie siècle, de Denis Diderot ou de Henry Fielding au xviiie siècle). Le fil narratif est rompu par des digressions, des commentaires, des dialogues, des insertions, qui en principe gênent la lecture continue. Il devient alors très difficile d'assigner un but au roman, qu'il soit éducatif, moral ou politique.

Le roman moderne joue sur ces points en rompant avec l'ordre chronologique, ce qui a pour effet d'obliger le lecteur à remettre en place les séquences narratives et à comprendre pourquoi elles ont été données dans un ordre différent. En reliant les faits différemment, l'auteur leur donne alors une tout autre signification, plus personnelle (Manhattan Transfer de John Dos Passos, auteur américain, a ainsi bouleversé le paysage romanesque, en 1925, en multipliant les ruptures temporelles, tandis que l'Étranger d’Albert Camus, en 1942, juxtapose les phrases afin que le lecteur trouve lui-même les liens qu'il peut leur assigner). Les auteurs insistent alors sur l'aspect « a-causal, incalculable, voire mystérieux » (Milan Kundera), jamais véritablement compréhensible, des actions humaines.

3.7. La description

Au Moyen Âge, la description est peu utilisée, et son rôle reste secondaire : on oublie les décors, on les limite au symbolique et à la mise en place d'une atmosphère générale et conventionnelle. Souvent, on énumère sans véritable organisation ni relation essentielle avec l'action. Les xvie et xviie siècles utilisent surtout la description comme un ornement, sans volonté immédiate de réalisme. Il s'agit de réaliser un « beau » passage narratif en imitant les auteurs antiques ou les modèles contemporains. Les fontaines, les cours d'eau, les prés et les clairières sont alors à la mode dans les romans pastoraux.

Peu à peu, la description et son homologue, le portrait, se chargent d'exprimer l'atmosphère d'une situation, l'état d'âme du personnage ou du narrateur et par là le génie ou l'originalité de l'auteur. Et tout en se méfiant du ralentissement que la description implique dans l'économie du récit, le roman du xixe siècle lui donne une place essentielle. Elle est alors l'émanation d'une volonté de « faire vrai », de créer un effet de réel, montrant le monde tel qu'il est par des détails qui authentifient la représentation (le lecteur reconnaît les lieux, la société qu'il côtoie). Elle acquiert aussi une fonction informative pour le lecteur, qui apprend ce qu'il en est des lieux ou des groupes sociaux qu'il ignore. Enfin, elle permet de lier l'apport d'authentification ou d'information à l'intérêt narratif en s'insérant dans l'action, dans l'analyse des relations entre les personnages et dans l'étude des personnages eux-mêmes.

La difficulté consiste à écrire successivement ce qui se présente et a été perçu de manière simultanée. Les auteurs utilisent alors une disposition par plans (le haut/le bas, le proche/le lointain) pour donner l'impression d'un mouvement et mimer le regard de l'observateur ou donner l'impression que l'objet décrit avance ou recule. Le plan temporel accentue l'impression du mouvement par la multiplication des adverbes de temps ou des verbes opérant une gradation dans la précision de l'analyse (« apercevoir », « distinguer », « voir », « remarquer »).

C'est au xxe siècle que la description est parfois contestée au profit d'un réel subjectif (Marcel Proust) ou d'un refus du réel (surréalisme).

4. Les ambiguïtés du roman

4.1. Le roman et l'histoire

Qu'il soit l'allié ou le négateur du déterminisme historique, le roman est une fiction de caractère historique, envisageant l'homme comme engagé dans un devenir et une histoire collective. Le roman d'apprentissage (ou « roman de formation »), qui décrit la formation morale et intellectuelle d'un héros, est une des grandes traditions du roman européen (Wilhelm Meister de Johann Wolfgang von Goethe).

De la confrontation avec l'histoire résulte une grande variété de types humains, héros de romans et représentants de leur époque : de l'ambitieux (Rastignac) à l'homme révolté (Garine, dans les Conquérants d’André Malraux) et à l'homme étranger à lui-même (Meursault, dans l'Étranger d’Albert Camus). Cette relation à l'histoire et à un devenir ouvert se traduit au plan narratif. Le roman recrée les conditions d'expérience du présent historique : foisonnement des perceptions du monde, incertitude et obscurité de l'avenir.

4.2. La fonction critique du roman

Si le roman se donne comme une fiction, il contient un pouvoir critique de dénonciation des illusions. Le goût de la démystification s'applique au monde quand le romancier examine la valeur des valeurs communément admises, aux formes esthétiques (du narrateur démiurge aux récits à focalisations multiples, par exemple) et, bien évidemment, à l'illusion romanesque même, par un effet de mise en abyme (Jacques le Fataliste de Denis Diderot, les Faux-Monnayeurs d'André Gide, la Modification de Michel Butor).

4.3. La dualité de la lecture

La saveur du réel fait partie du plaisir de la lecture de romans, et l'on peut penser que le succès du roman réaliste au xixe s. tint aussi à l'appétit de connaissances de lecteurs pour lesquels les romans, publiés en feuilletons dans la presse, constituaient la principale ouverture sur le monde.

Avec l'essor des sciences humaines et de l'histoire des mentalités d'une part, de la multiplication des moyens d'information d'autre part, les romanciers du xxe s. ont perdu l'apanage de cette fonction d'instruction. Ils ont réinvesti les fonctions d'imagination, esthétique et critique, en passant par la mise en cause du roman traditionnel – d'où le divorce observé entre « roman de consommation » et « roman de création ».

Mais la lecture de romans est aussi abandon au « romanesque », terrain de jeu intellectuel avec les mille et une conventions par lesquelles s'instaure l'illusion de réel. En cela, le roman apparaît toujours comme le paradis de la lecture, et le lieu d'émergence de tous les possibles.